Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 69.djvu/682

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’état ne ressemble moins à ce noir portrait que le très honorable M. Gladstone. Il ne s’est jamais piqué de ne connaître ni l’amour ni la haine, ni la pitié ni la colère. Personne ne met en question son chaleureux patriotisme et ne le soupçonne de préférer son intérêt au bien public. Personne ne doute de sa loyauté et ne lui fait l’injure de croire qu’il puisse manquer à ses engagemens sans y être contraint par la nécessité, qui n’a pas de loi.

A l’estime qu’inspire son caractère se joint une admiration universelle pour ses éminentes facultés. Tout le monde convient que cet incomparable financier est aussi un grand orateur, un controversiste de premier ordre et un merveilleux tacticien parlementaire. Il a déployé dans des circonstances difficiles un rare talent, accompagné d’une patience d’ange, pour grouper autour de sa personne des partis peu disposés à s’entendre, pour maintenir l’accord dans son cabinet formé d’élémens hétérogènes, pour conserver dans son alliance certains de ses collègues qui ne s’étaient donnés à lui que sous bénéfice d’inventaire. Le radicalisme anglais n’est pas d’origine récente ; mais, depuis quelques années, on a vu pour la première fois des radicaux former dans les conseils du Royaume-Uni un petit groupe compact, refusant de se fondre dans le parti whig, obligeant les libéraux à compter avec ses prétentions et leur mettant souvent le marché à la main. Sir Charles Dilke et M. Chamberlain sont des hommes aimables et même charmans, mais à cheval sur leurs principes, et pour les convaincre, il faut leur donner d’excellentes raisons. De quoi qu’il s’agit, M. Gladstone devait traiter et négocier avec eux avant de rien proposer au parlement. S’il leur a demandé plus d’un sacrifice, il a dû leur en faire. Il a le génie de la transaction. Il disait, il y a quelques jours, à la chambre des communes que les vrais conservateurs des forêts sont ceux qui savent se résigner à couper des arbres. Ce grand bûcheron, qui est le premier homme de son pays, dit-on, pour abattre un chêne, a su porter aussi la cognée sur telle institution respectable et vermoulue, que condamnait l’esprit des temps nouveaux, et il n’a pas craint de couper l’arbre pour sauver la forêt.

Ses ennemis lui reprochent d’être trop sûr de lui-même, trop confiant dans sa sagesse, trop certain qu’il a eu raison de faire ce qu’il a fait et de ne pas faire ce qu’on lui conseillait de faire. En vain l’événement semble-t-il quelquefois lui donner tort, c’est tant pis pour l’événement. On lui reproche encore de trop croire à son omniscience. Un Japonais qui avait eu l’honneur de dîner avec lui et de l’entendre discourir doctement sur tous les sujets imaginables, y compris l’histoire du Japon, s’écriait dans un élan d’enthousiasme : « Quel homme prodigieux que M. Gladstone ! Hormis le Japon, il n’est rien qu’il ignore. » Il ne serait pas étonnant qu’il se fût laissé griser par les