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tête noyée dans l’azur ensoleillé et planant au-dessus des montagnes d’alentour, représente, elle aussi, un idéal d’éternelle poésie.

C’est donc faire une ascension vers le bleu que de quitter Voltaire pour Schiller. Sa tragédie fut écrite de 1800 à 1801, comme il venait de terminer Marie Stuart. Qui voudrait même y regarder de près trouverait là plus d’une teinte restée sur sa palette encore chaude et vibrante du récent travail. Toujours est-il qu’il a baptisé sa Jeanne d’Arc du nom de tragédie romantique, et nous savons que Schiller prend très au sérieux les qualificatifs dont il accentue ses divers titres. C’est ainsi que Fiesque s’intitulera tragédie républicaine, Amour et Intrigue, tragédie bourgeoise, ainsi que Don Carlos et Wallenstein s’appelleront des poèmes dramatiques, et que les Brigands et Guillaume Tell seront des « pièces de théâtre. » Tragédie romantique, ces mots nous instruisent d’avance du point de vue où l’autour entend se placer entre l’histoire et la poésie. Schiller, s’il connaissait bien son Voltaire, connaissait également son Shakspeare. « Je lisais ces jours-ci ses pièces se rapportant à la guerre des Deux Roses, écrit-il à Goethe (28 novembre 1797) et j’arrive à la fin de Richard III, l’esprit frappé d’admiration. Quelqu’un qui se chargerait de remanier dans le sens de la critique moderne cette étonnante série de huit pièces rendrait un grand service à l’art dramatique ; on reconstituerait ainsi toute une époque. » Noble tâche à tenter le génie méditatif d’un Schiller, la Suite des premiers Henris, où figurent Falstaff et sa bande, avait dû moins l’attirer que cette imposante trilogie d’Henri VI, en qui le spectacle se résume. Je vois le grand poète remuer ces champs de bataille, interroger les blessés, relever les morts et, parmi tant de héros, choisir son héroïne, celle-là même que Shakspeare lui présente : Joan of Arc. Ici, nouvel effort, autres tendances, mais la vérité vraie n’y gagnera rien ; avec Shakspeare et ses chroniques dialoguées, c’était le parti-pris du patriote anglais contre la France ; avec Schiller, nous aurons le subjecticisme romantique, dommage, à mon sens, fort préférable. Cependant l’imagination n’exclut point l’histoire dans ce drame, bien s’en faut ; si, par certains côtés, il se rapproche trop de l’opéra, l’action chemine et s’étend sur un terrain au demeurant très solide : deux grands peuples y sont aux prises ; on parlemente, on se bat et, de ce milieu soldatesque et strapassé, se détache la bergère amazone dans une demi-transfiguration et comme flottante entre ciel et terre, au gré de sa double extase religieuse et nationale. Le malheur est que ce chemin solide ne conduise Schiller qu’à une impasse : on connaît le dénoûment de sa pièce. Jeanne d’Arc, tombée aux mains des Anglais et leur prisonnière, se précipite du haut d’une tour ; remise aussitôt de sa chute, elle court à la bataille et, blessée à mort en sauvant le roi, vient