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Soit ! Vous ne voulez plus… Prenez mon âme alors,
J’y consens, prenez tout, soit ! et l’âme et le corps,
Mais faites qu’à ce prix pas un Anglais ne reste
Sur le sol de la France…
(Les Esprits disparaissent.)

O présage funeste !
Ils s’éloignent… Plus rien que la honte et les fers !
Pauvre France ! Ta perte est jurée aux enfers
Comme au ciel !
(Elle se dépouille de ses amulettes)

Loin de moi, talismans et magie !
Sur la terre des lis, de flots de sang rougie,
Que l’affreux léopard désormais règne seul,
Et que mon étendard me serve de linceul !


Au théâtre, je n’en doute pas, cette fantasmagorie aurait de la terreur. Ce n’est pas encore du Macbeth, mais on y sent déjà la main du metteur en scène incomparable. Quoi de plus éloquent que le silence de ces fantômes à vol de chauve-souris ? Personne, je le répète, n’a connu, comme Shakspeare, les catégories du surnaturel. Il sait les spectres qui parlent et ceux qui se taisent ; ceux qui chantent et ceux qui dansent : le père d’Hamlet bat l’estrade et converse tantôt sur le sol, tantôt au-dessous ; Banquo muet, livide, étale ses blessures, les victimes de Richard III gémissent et maudissent ; dans le Songe d’une nuit d’été, c’est la forêt d’Athènes tout entière qui tressaute d’incantation, et ces contrastes, si variés qu’ils soient, n’ont rien d’accidentel ni d’arbitraire, ils tiennent à la situation sans que le spectacle empiète sur le drame. — À cette scène de conjuration sibylline en succède une autre non moins antihistorique, où la Pucelle est capturée, non par les Bourguignons devant Compiègne, mais par les Anglais devant Angers. Il faudrait ici traduire Holinsheed, que Shakspeare suit pas à pas, pour tout le reste de sa pièce et dont la chronique ne se complaît qu’à enregistrer les calomnies du procès. « Le régent ayant ordonné une enquête, il se trouva que cette malheureuse avait manqué à tous les devoirs de la pudeur et de l’honneur, reniant son sexe dans ses vêtemens comme dans ses gestes, et plus tard se livrant à la sorcellerie et poussant les peuples à s’entr’égorger. Traduite en justice et condamnée, elle abjura ses crimes et fit acte de repentir et d’humilité, si bien que, sous serment de ne pas recommencer, elle en fut quitte pour la prison perpétuelle ; mais possédée du démon comme elle était, elle ne tarda pas à retomber, et cette fois, prise de terreur devant le supplice, et ne pensant qu’à sauver sa vie, elle se déclara en état de grossesse, ce qui lui valut, par grâce du régent, un sursis de neuf mois au bout desquels il fallut