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reconstituer le personnage de Shakspeare. Comment, par exemple, le type primitif va s’altérer, comment la vierge de dix-huit ans va tourner à la sorcière, lui-même ne se fait pas faute de le raconter : « A dater de l’échec devant les murs de Paris, qu’on l’accusait d’avoir amené en conseillant l’attaque, la figure change, elle revient maudite des siens comme des ennemis, elle ne s’était pas fait scrupule de donner l’assaut le jour de la Nativité de Notre-Dame… » Chef de soldats indisciplinables, sans cesse affligée, blessée, elle devenait rude et colérique. Autre part, c’est le prisonnier Franquet d’Arcs qu’elle livre, un coquin fieffé qui méritait cent fois la corde ; néanmoins, d’avoir livré un prisonnier, consenti à la mort d’un homme, c’était assez pour altérer, même aux yeux des siens, son caractère de sainteté. Elle s’élance de la tour des Lions pour s’échapper et n’en meurt pas, sorcellerie ! Elle guérit de toutes ses blessures, ses voix, ses saintes, sacrilège ! Tout cela Shakspeare l’a résumé dans un moment tragique. La scène est grandiose et farouche, archaïque de goût et de style : imaginez une de ces invocations infernales a la Marlowe, un de ces pactes du désespoir humain avec l’Achéron : nous sommes sur un champ de bataille devant Angers, et l’évocation, monologue à la fois et pantomime, se déroule au bruit du tonnerre.

JEANNE D’ARC.


L’Anglais victorieux et les Français en fuite !
O vous que jusqu’alors je traînais à ma suite,
Et qui semblez, hélas ! asservis désormais
Au monarque puissant du Nord, — vous que j’aimais,
Vous tous qui m’assistiez de votre prescience,
Oracles, avec qui J’avais fait alliance,
Accourez de partout, Esprits des anciens jours,
Et même de l’enfer, — si les cieux restent sourds !
(Les Esprits du mal apparaissent.)

Très bien ! Je reconnais votre zèle à m’entendre.
La France est en péril, parlez, que dois-je attendre
De vos efforts unis aux miens ? — Parlez, mes Voix,
Pouvons-nous la sauver encore cette fois ?
(Les Esprits se consultent entre eux sans répondre.)

Vous vous taisez, démons ! Qu’exigez-vous, quel gage ?
Une once de mon sang, est-ce assez ? Je l’engage.
Vous faut-il un des doigts de ma main, ou le bras,
Et ma bannière avec ?
(Ils baissent la tête.)

Ils ne répondent pas !
Ainsi, vous refusez ? Pourtant, les sacrifices
De sang humain souvent ont payé vos offices.
(Ils font un signe négatif.)