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cette pénétration de l’infini et du fini. Bien loin d’exagérer l’indépendance du fini, elle en diminue autant qu’elle peut la substantialité. De là un grand nombre de doctrines qui attribuent à Dieu tout le réel de la création : la création continuée, le concursus divinus, non-seulement simultanens, mais encore prœvius, la prémotion physique, etc.[1], et cela non dans des sectes hérétiques, mais chez les plus grands représentans de l’orthodoxie. Toutes ces doctrines, les théistes modernes les ont laissées tomber sans se demander si ce n’étaient pas des conséquences inévitables de l’idée d’infini. Ils semblent plus préoccupés de sauver l’indépendance du monde que la suprématie de Dieu. Ils lui font donner une chiquenaude au monde, et puis ils n’ont plus que faire de Dieu.

C’est donc cette conscience de la compénétration réciproque de l’infini et du fini qui est le fort du panthéisme. Quelques explications que puissent donner plus tard les théistes, il faut qu’elles s’accordent avec ces prémisses. Autrement, ils sacrifieraient l’essence interne de Dieu à ses attributs externes. Dieu est bon, dit-on ; sans doute, mais ce n’est pas là son essence, puisque l’homme peut être bon aussi, et que cet attribut peut se communiquer à la créature. Ce que Dieu ne peut communiquer, ce qui, par conséquent, est son essence propre, c’est l’Infini, c’est l’Être, c’est l’Absolu. C’est cela qui est Dieu, et non pas tel ou tel attribut qui n’est en lui qu’une manière d’être, et non le fond qui le constitue.

Cela étant, que faut-il penser de la doctrine de la personnalité divine, à laquelle on a tout suspendu lors du grand débat entre le théisme et le panthéisme ? Remarquons d’abord que cette doctrine n’est nullement une doctrine classique en philosophie. Jamais Descartes, jamais Fénelon, ni Malebranche, ni même Leibniz n’ont défini Dieu par la personnalité. Ils n’ont même jamais connu cette expression. C’était en théologie, non en métaphysique, que l’on parlait de personnes divines : c’était un mystère, et si bien un mystère qu’il y en avait trois et non pas une seule. Et, d’ailleurs, comment dire que Dieu est une personne, sans en faire un être particulier, un certain être ? mais alors il ne sera plus l’être. D’ailleurs, qu’appelons-nous une personne ? Un être qui dit : Moi. Mais nous ne connaissons d’autre moi que celui qui s’oppose au non-moi : « Sans le toi, dit Jacobi, le moi est impossible. » Mais en Dieu, le moi

  1. La théorie du concursus divinus consiste à dire que Dieu concourt à tous les actes de la créature, et que c’est de lui que vient tout le réel de l’action ; et cela, non-seulement au moment de l’action, mais même auparavant, la prédisposition à l’action venant encore de Dieu. La prémotion physique est une doctrine analogue : « Dieu, dit Bossuet, comme premier agissant doit être cause de toute action, tellement qu’il fait en nous l’agir même, comme il fait le pouvoir d’agir. (Traité du libre arbitre, chap. X.)