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France à Rome, tous leurs souvenirs, différens pour le reste, doivent, sur ce point particulier, se ressembler étrangement.

Il ne faudrait pas conclure de ce que je raconte que, dans l’habitude de la vie, hors de son intérieur, quand il était parfaitement à son aise et qu’il ne songeait nullement à poser, la conversation de M. de Chateaubriand fût dépourvue de naturel et même d’un aimable enjouement. Sur ce sujet, je crois qu’on peut s’en rapporter à la personne très séduisante, à ce qu’il parait, mais alors parfaitement inconnue, qui demeurait à Rome, pendant l’hiver 1828-1829, dans la Via delle Quatro Fontane, et dont M. Sainte-Beuve, en 1861, nous a cité à la fin de son second volume sur M. de Chateaubriand et son Groupe littéraire quelques pages curieuses et à cette époque encore inédites. Plus tard, sous le nom de Mme de Saman, avec ce titre un peu singulier : les Enchantemens de Prudence, cette même dame n’a pas hésité à nous raconter les détails de la liaison qu’elle ébaucha alors à Home avec l’auteur des Martyrs et des entrevues qui se sont plus tard continuées à Paris, tantôt dans quelque maisonnette du côté du Champ-de-Mars, tantôt au fond d’un cabinet de restaurant dont les fenêtres prenaient vue sur le Jardin des plantes. Dans M. de Chateaubriand c’était l’homme naturel qu’elle avait aimé, dit-elle, et nullement l’homme officiel ; même dans la période du personnage officiel, tout ce qui la ramenait à cet homme naturel lui plaisait… « Sa vie, ajoute-t-elle, était ordonnée d’une façon qui me répondait de lui… Deux femmes âgées dont je n’étais pas jalouse (la sienne et une autre) le gardaient pour moi seule. »

A Paris, c’est possible ; mais à Rome, Prudence avait-elle raison de penser qu’il ait toujours été si bien gardé pour elle ? J’ai peur qu’elle ne se soft abusée. Un jour, lui ayant dit en plaisantant qu’il passait pour faire la cour à une grande dame romaine, assez jolie, M. de Chateaubriand s’en était vivement défendu en répondant que cette dame avait les yeux ronds. Cependant, j’ai, comme les autres attachés de l’ambassade, parfaite souvenance d’avoir porté force bouquets, de la part de notre chef, à Mme la comtesse del Drago, et, pour mon compte, je ne me suis jamais aperçu qu’elle eût les yeux ronds : elle les avait très agréables, au contraire, et assez vils (ainsi que tout le monde le pensait à Rome) pour faire impression sur ceux qui prenaient plaisir à les regarder, et M. de Chateaubriand, assurément, ne s’en faisait pas faute. Est-ce donc par simple confusion, n’est-ce pas plutôt avec intention que, citant dans ses Mémoires d’outre-tombe les belles personnes de la société romaine qui faisaient alors sensation dans les salons du corps diplomatique, M. de Chateaubriand a nommé pêle-mêle : l’Alfieri, la Palestrina, la Zagarola, la del Drago et la charmante Falconieri ? Pourquoi, ainsi