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individuellement comme citoyens, tantôt collectivement comme nation.

Toutes les questions qui peuvent diviser les peuples, qui les divisent en fait, depuis des siècles, le libéralisme s’est flatté de les trancher conformément à la raison et au droit abstrait, et cela à l’aide de deux idées simples, de deux notions dont il croyait retrouver partout le sentiment ou le besoin : la liberté et l’égalité. Cette double base, ainsi prise au fond du cœur humain, lui semblait assez large et assez solide pour rebâtir dessus tout le monde politique, et l’état et la société. Durant des siècles, l’Europe avait essayé de suffire à tout, de tout trancher avec le double principe d’autorité et de hiérarchie sociale. L’histoire avait dix fois montré l’inanité d’une pareille prétention. Le libéralisme moderne a cru découvrir une solution définitive et infaillible, dans les deux principes opposés, dans les deux idées de liberté et d’égalité, appliquées simultanément ou progressivement à tout le vaste domaine de la politique, au gouvernement, à la religion, au travail, à l’industrie, aux relations internationales, aux rapports sociaux. Liberté à tous et sur toute matière, la liberté de chacun n’ayant d’autre limite que celle d’autrui ; égalité, non pas absolue et matérielle, mais égalité morale, égalité de droits, égalité devant la loi et l’état ; œqua libertas, comme disaient les anciens : telle est la formule qui devait assurer au monde moderne l’ordre, la paix et la prospérité en vain longtemps cherchés dans des principes différens.

Cette solution était-elle rationnelle ? Assurément. Était-elle conforme aux aspirations de la nature humaine ? Oui encore. À ce double titre, elle constituait, nos pères s’en pouvaient vanter, un progrès manifeste sur le passé. Et pourtant ne sommes-nous pas contraints de confesser que, dans la pratique, elle ne s’est pas toujours montrée plus efficace que les vieilles solutions autoritaires, que les hiérarchies surannées, ou les grossiers procédés empiriques de la force ?

D’où vient cette apparente contradiction ? Avant même d’analyser les mécomptes du libéralisme, de chercher en quoi ses espérances ont été déçues, nous sentons aujourd’hui qu’il portait en lui-même, sinon un principe d’erreur, du moins une cause d’illusion et d’insuccès ; qu’il devait se heurter, dans l’application de ses doctrines, à bien des retards et des échecs. L’essence du libéralisme moderne c’est d’être rationnel avant tout, et la première cause de ses déconvenues, c’est précisément la difficulté, pour ne pas dire parfois l’impossibilité, de plier le monde concret, le monde complexe et mobile de la politique, aux déductions absolues de la raison abstraite ou du droit spéculatif. Le libéralisme a beau avoir eu plus ou moins dans ses mains le mécanisme gouvernemental et la machine législative,.