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les Salors seront définitivement soumis au tsar, la mission de la Rassie sera terminée. De l’Afghanistan jusqu’aux limites de la Sibérie, l’ordre et la tranquillité régneront, après des siècles de luttes, et l’Asie centrale redeviendra, sous l’égide d’un gouvernement fort, ce qu’elle fut jadis, un des pays les plus privilégiés du globe.


II.

Le 17 janvier, je quittais avec satisfaction le triste séjour de Kizil-Arvat, où cependant j’avais trouvé une vraie providence dans la personne du général Meyer, qui m’avait en particulier pourvu d’un serdar officiel chargé de m’escorter à travers l’oasis de l’Akhal. Un mot d’abord sur ce guide, Bachi-Serdar. C’était un des plus redoutés chefs d’expédition des Tekkés; c’est lui qui, en 1874, dirigeait l’alamane sur Kélat, où il fit plus de deux cents prisonniers. Ses anciens cavaliers disaient de lui : « Son ptchak a percé plus de poitrines que son maître n’a de poils dans sa barbe. » Bachi-Serdar n’était pas causeur; comme je lui reprochais un jour de ne jamais parler de ses exploits, il me répondit : « L’homme qui tue n’en parle pas ; la langue et le couteau effilés ne se trouvent guère chez le même homme. » Je le vois encore devant moi, dirigeant à travers les sables ma petite colonne, monté sur un énorme étalon tekké, dont la robe dorée, d’une couleur que je n’ai vue que dans l’Akhal, disparaissait presque sous trois couvertures de feutre. Il est âgé de cinquante-trois ans, et les traits durs de son visage, sillonné de balafres, portent l’empreinte du type mongol très prononcé; il est plutôt maigre, et toute son allure dénote une grande force physique; je l’ai rarement vu sortir de son impassibilité, il ne crie ni ne se fâche jamais. Chose curieuse : parmi ces brigands, tout au contraire du reste des Orientaux, les jurons ne sont pas de mise ; l’épithète grossière que le musulman applique à la mère ou à la fille de celui qu’il veut injurier n’est pas connue dans leur langue. « Lâche! » est la plus grave insulte entre Tekkés.

C’est par étapes de 50 à 60 verstes que nous avons parcouru l’Akhal, mettant ainsi cinq jours, sans compter les arrêts, pour arriver à Askabad. Nous demandions chaque soir l’hospitalité dans une forteresse ou un aoul tekké et nous étions reçus toujours courtoisement par les Turcomans, qui comptent comme un honneur la visite du serdar. L’hospitalité est sacrée aux Turcomans ; elle est gratuite et obligatoire entre eux, mais ils ne l’exercent qu’à contre-cœur ; en revanche, ils sont toujours empressés pour l’étranger qui paie largement. Aussi mettait-on tout en œuvre pour circonvenir mon serdar, et, si j’avais écouté ses conseils, je me serais arrêté dans