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les Kourdes, dépassent toute imagination. Les assaillans trouvaient-ils la place gardée et défendue, ils se retiraient généralement pour s’attaquer à une proie plus facile. Se risquaient-ils dans la plaine, c’était pour fondre sur les caravanes en poussant de grands cris. Avant la prise de Ghéok-Tépé, la grande route de Méched à Téhéran était tellement infestée par les Tekkés que les caravanes partaient de Chakroud à époques fixes, escortées d’infanterie, de cavalerie et même d’artillerie. La crainte des Turcomans était si grande que pas un cultivateur ne sortait pour travailler ses terres sans être armé. Ils avaient bâti sur leurs champs des tours rondes à entrée extrêmement petite, où ils se réfugiaient à la vue seule d’un cavalier turcoman, ayant bien soin d’en boucher l’orifice avec des pierres amoncelées dans l’intérieur.

Lorsque les Kourdes des forteresses se rassemblaient parfois en grand nombre pour délivrer les prisonniers et les troupeaux, ils attendaient les ravisseurs dans les gorges de leurs montagnes et leur livraient des combats acharnés, dans lesquels les Tekkés se faisaient exterminer jusqu’au dernier. Ces champs de bataille sont marqués par de nombreuses pyramides élevées en commémoration des morts; j’en ai vu plus d’un de ces cimetières dans les défilés de l’Ala-Dagh !

La population iranienne de la plaine offrait un champ d’activité plus facile aux brigands. On raconte qu’un Persan bien armé, attaqué par un brigand, l’avait vaincu : « Que fais-tu, s’écria l’adversaire terrassé, ne sais-tu pas que je suis Tekké? » À ces mots, le Persan fut pris d’une telle frayeur qu’il se laissa garrotter et emmener prisonnier par le Tekké que tout à l’heure il tenait en son pouvoir. Grodékof rapporte que, lors de la grande famine qui ravagea la Perse en 1871, la population iranienne des environs de Sarakhs était arrivée à un tel degré de lâcheté que les plus pauvres Tekkés, armés seulement d’un gourdin et montés sur un âne, chassaient devant eux les habitans des villages pour les vendre sur le marché de Merv. Si la marche à travers les montagnes avant l’attaque se faisait de nuit et silencieusement, le retour heureux, comme de raison, dépendait de la vitesse des chevaux. Les enfans et les femmes jeunes et jolies étaient attachés en croupe, et, avec cette double charge, le cheval devait faire parfois sans arrêt des centaines de verstes qui le séparaient de l’aoul de son maître. Les hommes vigoureux, le carcan au cou, dont la chaîne longue et lourde était attachée au pommeau de la selle, animés par le fouet de l’alamanetchik, couraient jusqu’à l’épuisement de leurs forces. Si la retraite était précipitée et si le prisonnier ne pouvait pas avancer assez vite, un coup de sabre mettait un terme à ses souffrances.