Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 69.djvu/384

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Dans ce problème, il nous semble qu’on n’a point assez distingué trois choses très différentes : 1o la conscience finale de ressemblance entre deux idées préalablement suggérées, comme l’électricité et la foudre ; 2o la loi de succession en vertu de laquelle la première idée a suggéré l’idée similaire qui lui était unie ; 3o la force qui avait primitivement produit cette union des deux idées similaires. Cette dernière question, généralement négligée, est la plus fondamentale ; en effet, il faut savoir par quoi et comment les anneaux de la chaîne sont soudés pour comprendre dans quel ordre ils se suivent et sous quelle forme ils apparaissent dans notre conscience. Les philosophes intellectualistes, comme M. Ravaisson et M. Ferri, nous semblent confondre la loi de succession, qui amène l’apparition des idées dans la conscience avec, le jugement que l’esprit prononce sur les idées une fois apparues : « L’intelligence, dit M. Ravaisson, une notion se présentant à elle, conçoit immédiatement ce qui, d’une manière ou d’une autre, la complète, ce qui lui est ou semblable ou contraire, ce qui dépend d’elle ou dont elle dépend, » en un mot, les rapports rationnels. Soit ; mais M. Ravaisson ajoute : « Le principe de l’association et de la mémoire n’est donc autre que la raison[1]. » Cette théorie, qui fait de la raison comme un moyen de mouvement et de transport pour les idées, intervertit l’ordre des faits. Comment la raison de Lavoisier apercevra-t-elle le rapport de deux idées, par exemple de la combustion et de la respiration, si ces deux idées n’ont pas d’abord été simultanément présentées à sa conscience et n’y coïncident pas par cette partie commune : l’oxygène ? Comment la raison prononcera-t-elle sur la ressemblance ou la différence des deux termes si ces termes ne lui sont pas préalablement donnés ? Jamais la conception d’un rapport ne pourra précéder la conscience des deux termes entre lesquels il est saisi. La raison de Franklin aurait eu beau se dire pendant des siècles : « Tout a une cause et la foudre a une cause ; » ces deux rapports ne lui auraient jamais donné le terme inconnu : l’électricité. La doctrine rationaliste s’enferme donc elle-même dans un cercle vicieux ; la raison ne saurait engendrer la mémoire ni mouvoir les idées et produire leur rappel ; elle est obligée, pour entrer en exercice, d’attendre que le rappel ait eu lieu et que les deux termes soient amenés devant elle par quelque moteur différent d’elle-même ; semblable au prisonnier de la caverne imaginée par Platon, elle doit attendre que la procession des ombres se produise pour pouvoir spéculer sur leurs rapports. Le principe de la succession des idées est donc nécessairement autre que la raison, et elles se suggèrent par une action originairement indépendante

  1. M. Ravaisson, la Philosophie en France au XIXe siècle.