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idées en général, puis les sentimens, enfin les actes et mouvemens automatiques. C’est ce que M. Ribot nomme « la loi de régression. » Cette loi, si nous ne nous trompons, confirme notre hypothèse sur le fond du souvenir. Les actes purement automatiques qui disparaissent en dernier lieu ne sont plus guère qu’un mouvement de machine ; pourtant, sous ces actes mêmes, subsiste le sentiment primordial de l’existence, du bien-être ou du malaise, la faim, la soif, etc. Par là, l’automatisme est encore une mémoire ; mais celle-ci, à vrai dire, est surtout dans les sentimens, appétits, émotions fondamentales ; aussi est-ce là ce qui offre le plus de résistance après les actes automatiques. « Les meilleurs observateurs s’accordent à le remarquer, dit M. Ribot, les facultés affectives s’éteignent bien plus lentement que les facultés intellectuelles[1]. » C’est qu’elles sont ce qu’il y a en nous de plus profond et de plus intime. Les états affectifs ont beau être vagues et indescriptibles pour l’intelligence, ils sont le fond dont l’intelligence réfléchie ne saisit que la forme.

Les amnésies partielles montrent que des séries entières d’idées et de connaissances peuvent disparaître alors que le reste demeure intact, ce qui suppose qu’elles sont attachées au fonctionnement régulier de certaines parties du cerveau et à la division du travail entre les cellules diverses. Les uns perdent la mémoire des figures, d’autres des couleurs, d’autres d’une seule couleur, d’autres des nombres, d’autres de plusieurs nombres seulement. Les cas les plus curieux sont les amnésies du langage ou aphasies[2]. Elles

    Après un peu de temps, il se rappelle qu’il s’est frappe la tête contre une pierre, mais ne peut se rappeler comment. Après un autre intervalle, il se rappelle qu’il est allé sur la crête d’un mur et en est tombé. On a vu en Russie un célèbre astronome oublier tour à tour les événemens de la veille, puis ceux de l’année, puis ceux des dernières années, et ainsi de suite, la lacune gagnant toujours, tant qu’enfin il ne lui resta plus que le souvenir des événemens de son enfance. On le croyait perdu, mais, par un arrêt soudain et un retour imprévu, la lacune se combla en sens inverse. »

  1. Une jeune femme tomba par accident dans une rivière et fut presque noyée. Quand elle rouvrir les yeux, elle ne reconnaissait plus personne ; elle était privée de l’ouïe, de la parole, du goût et de l’odorat. Ignorante de toute chose, incapable par elle-même de se remuer, elle ressemblait à un animal privé de cerveau. Plus tard, sa seule occupation était de couper en morceaux, automatiquement, ce qui tombait sous sa main. Les idées, dérivées de son ancienne expérience, qui paraissent s’être éveillées les premières, étaient liées à deux sujets qui avaient fait sur elle une forte impression : sa chute dans la rivière et une affaire d’amour. À une époque où elle ne se rappelait pas d’une heure à l’autre ce qu’elle avait fait, elle attendait anxieusement que la porte s’ouvrît à l’heure accoutumée, et, si l’amant ne venait pas, elle était de mauvaise humeur toute la soirée.
  2. Certains malades ont oublié une des langues qu’ils savent ; d’autres ne savent plus écrire et savent encore parler ; d’autres ne savent plus parler et savent écrire ; d’autres ne peuvent ni parler ni écrire, mais reconnaissent le sens des mots qu’on