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qu’elles n’en ont pas encore assez; je les vois qui s’enorgueillissent de leur abjection, de leur malheur, et je ris, non de gaité, mais de mépris. » Il en est à présent à la philosophie désolée de Gulliver, qui vient de paraître (1727).

Le monde n’est que bassesse, cruauté et sottise. La beauté n’existe pas. La nature humaine est irrémédiablement mauvaise. L’homme est une créature imbécile et perverse, qui mériterait d’être l’esclave des brutes. Voyez ce Yahoo qui grimpe à un arbre en couvrant Gulliver d’ordures, « dont il est presque suffoqué. » Nous ne différons de lui que par la possession d’un atome de raison qui nous rend encore plus exécrables. Examinez la société et dites quel bien vous y trouvez. Du haut en bas, une nation est une réunion de gens qui « cherchent à gagner leur vie en mendiant, volant, trompant, flattant, subornant, se parjurant, faisant des faux, jouant, mentant, flagornant, fanfaronnant, votant, écrivassant, astrologuant, empoisonnant, se prostituant, diffamant, et autres occupations du même genre. » L’exemple du vice et de la corruption vient d’en haut. Un premier ministre est un homme chez qui l’amour des richesses, du pouvoir et des titres a étouffé tous les autres sentimens. Toutes ses paroles sont fausses. Il vend sa femme ou sa fille pour s’élever. Il est insolent et servile. Son palais est une école où l’on apprend à trafiquer des places, à mentir, à être à la fois obséquieux et impudent. La noblesse est un corps pourri, dégénéré au physique et au moral, où règnent en maîtres la débauche, l’ignorance, la bêtise, la sensualité et l’orgueil. Un avocat est un homme payé pour opprimer le faible et faire condamner l’innocent. Il dit blanc ou noir sans aucun égard pour la vérité et le bon droit, et il n’y a de plus inique que lui que le juge qui l’écoute. Un soldat est un individu « loué pour tuer de sang-froid le plus qu’il pourra de créatures semblables à lui et ne lui ayant jamais rien fait. » Considérez une assemblée d’êtres humains. Voyez ces figures malsaines et ces corps rachitiques, fruits des maladies qu’engendre le vice. Regardez ces êtres s’entre-déchirer pour un morceau de charogne ou se vautrer, ivres, dans la boue. Suivez leurs regards cupides à l’aspect d’un caillou jaune. Osez contempler leur bestialité, leur saleté native, leur lâcheté, leur cruauté. A bas les oripeaux avec lesquels l’homme se trompe lui-même en se déguisant! Sa dignité n’est qu’un masque, son bonté qu’un faux-semblant, son honnêteté qu’une hypocrisie. Arrachez-lui ses guenilles, mettez la vermine nue, afin que vous aperceviez ses difformités, et vous fermerez les yeux d’horreur et d’épouvante.

Le monde est pour chacun de nous ce que nous le voyons. C’est ainsi que Swift vieillissant voyait le monde. La plupart des pessimistes sont des douillets qui ne peuvent pardonner à l’humanité aucune de leurs souffrances, en fussent-ils eux-mêmes les artisans.