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d’exemples tirés de l’histoire ancienne, pour lui démontrer qu’il était un homme de génie et que, par conséquent, elle devait l’adorer. Il comprit alors « qu’il ne pouvait guère s’opposer à la flamme de Vanessa, » car comment ne pas s’incliner devant le jugement d’une demoiselle « qui prenait toujours des notes en lisant? » Il lui permit donc de l’adorer, mais il fit ses réserves : il ne se sentait en état d’offrir, en échange de ce la flamme » de Vanessa, qu’une « amitié sublime, des délices conformes à la raison et fondées sur la vertu. » La proposition parut froide et le style guindé. La force d’une passion sincère rendit le naturel à Mlle Vanhomrigh. Elle pria Swift, d’un ton sérieux, de laisser là « les conceptions sublimes » et les grands mots, et de tâcher d’abaisser son génie à comprendre ce que c’est qu’une femme amoureuse; le plus sot des petits-maîtres en savait plus long que lui là-dessus. Elle prenait des peines inutiles. Les hommes qui ont les plus grandes prétentions à connaître le cœur féminin sont assez souvent ceux qui n’y entendent rien du tout ; ils ont perdu au cours de leur apprentissage vagabond la fleur de délicatesse morale sans laquelle les replis du sentiment restent lettre close pour le plus roué. Avec son expérience et son esprit, Swift fut aveugle dans un cas où un jouvenceau, apprenti en amour, mais d’âme droite, aurait deviné d’instinct, et, pour ainsi dire, par affinité. Il ne vit point la passion vraie, profonde, la passion qui tue si elle est trompée, descendre de cette jolie tête un peu pédante dans un cœur frais et ardent. Il crut qu’il pourrait jouer avec Vanessa comme il avait joué avec tant d’autres, exciter d’une main et retenir de l’autre, se laisser aimer et admirer, se faire amuser, se donner l’excitation d’une intrigue, et rompre le jour où le jeu deviendrait dangereux pour son repos. Il continua donc ses assiduités dans la maison Vanhomrigh, dissimulant Stella à Vanessa et Vanessa à Stella.

Cependant le ministère tory avait accompli la grande tâche à laquelle il s’était voué. Marlborough était en disgrâce, le parti de la guerre vaincu, le traité d’Utrecht allait être signé, et l’un des hommes qui avaient le plus contribué à rendre la paix à l’Europe était Swift, dont la plume avait persuadé le peuple anglais. Swift sentait que l’heure de la récompense avait sonné ou qu’elle ne sonnerait jamais. Il affectait de ne compter sur rien. Maintes fois il avait écrit à Stella qu’il ne fallait pas faire fond sur la reconnaissance des cours. Il avait dit un jour aux ministres eux-mêmes, en plaisantant, qu’après tous ses services et leurs cajoleries, il s’attendait à rester Jonathan comme devant. Au dedans de lui, il croyait toucher au but. C’est une des occasions où l’orgueil le rendit naïf. Lorsqu’un homme est assez sceptique en politique pour passer du blanc au noir sans prendre la peine d’avoir ou de donner d’autre raison que son intérêt