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Pendant un de ces séjours, en 1701, il prit une résolution d’où sortit le grand mystère de sa vie, et qui nous ramène aux leçons d’écriture et de grammaire de Moor-Park.

La petite Esther Johnson, le joujou d’autrefois, baptisée Stella par la même fantaisie romanesque qui avait fait appeler miss Waring Varina, et qui inventera plus tard, pour une troisième, le surnom de Vanessa, était devenue une belle personne qui écrivait mérite avec deux r (merrit] et whig avec deux g et sans h ( wigg), mais qui n’en était pas moins charmante. Elle passait pour jolie, et Swift déclare que ses traits étaient parfaits. Son portrait est donc bien traître, car la figure qu’il nous présente, sans être absolument laide, est quelque chose de pis : elle est comique. Le profil dessine un triangle isocèle dont le sommet, le bout du nez, forme un angle très aigu. L’œil en coulisse fait penser à une Chinoise sentimentale. Évidemment, nous n’avons qu’une caricature, car tous les témoignages s’accordent à donner à Stella un visage piquant, d’expression friponne et éclairé par deux yeux très brillans. Elle avait les cheveux très noirs, la taille un peu gâtée par un excès d’embonpoint, une grâce extrême dans les mouvemens et une dignité naturelle qui en imposait aux plus hardis. L’esprit était juste, vif et orné. Elle avait beaucoup lu, et bien lu, sous la direction de Swift, Elle appartenait à une variété de gens de goût que notre génération de pédagogues mépriserait, mais dont nos pères, moins pédans, faisaient grand cas : gens capables de mettre trois r à mérite, mais dont les jugemens libres et faciles frappaient rarement à côté. Voltaire consultait sur ses ouvrages le duc de Richelieu, qui avait encore moins d’orthographe que Stella. Swift regardait son amie comme le meilleur des critiques pour la prose et pour les vers.

Elle était franche et elle avait beaucoup de simplicité dans le ton, dans la mise, dans tout son air; jamais d’affectation. Elle causait agréablement de tout, connaissait le fort et le faible du système d’Épicure ou de Platon et savait très bien indiquer les erreurs de Hobbes en politique ; mais, hors de l’intimité, elle évitait soigneusement les sujets dépassant la portée ordinaire de son sexe. Elle ne pouvait souffrir les commérages et les médisances, et n’était pas exempte d’une nuance de pruderie. Sa retenue était assaisonnée de tant de bonne grâce et d’enjouement, que les hommes distingués recherchaient sa société et qu’elle eut toute sa vie un cercle d’élite autour d’elle. Très douce et très brave, elle s’accommodait de l’humeur difficile de Swift et envoyait gentiment une balle dans le corps d’un voleur, qui en mourut le lendemain matin. Un cœur d’or, un dévoûment modeste et discret, beaucoup d’ordre et une grande libéralité; en un mot, un type charmant de petite bourgeoise