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SWIFT
D’APRÈS DES TRAVAUX RÉCENS

Œuvres complètes de Swift. — The Life of Jonathan Swift, par John Forster (vol. I, 1875). — Life of Jonathan Swift, par Henry Craik (1882). — Swift, par Leslie Stephen (1882).

La foule n’aime pas qu’on touche à ses légendes. Elle est particulièrement attachée aux légendes tragiques. Lorsqu’un nom est associé dans notre esprit au souvenir d’immenses souffrances et que nous sommes accoutumés à plaindre un homme, l’idée que nous pleurions peut-être sur des chimères est de celles qui désobligent. On ne perd pas volontiers ses martyrs. On sait mauvais gré à qui touche à la figure familière, surtout si elle avait été dessinée par la main d’un maître ; il semble alors que ce soit une sorte d’attentat littéraire. Tout le monde a devant les yeux le Swift de M. Taine, cette physionomie lamentable et farouche qui a fourni l’un des plus beaux chapitres de l’Histoire de la littérature anglaise. Tout le monde a lu et relu ces pages éloquentes, depuis l’entrée en scène du pauvre écolier gauche et bizarre, objet de la risée de tous ses professeurs et dont toute la vie (c fut semblable à ce moment, comblée et ravagée de douleurs et de haines, » jusqu’à la lutte désespérée de l’homme fait, u Vingt ans d’insultes sans vengeance et d’humiliations sans relâche, le tumulte intérieur de tant d’espérances nourries, puis écrasées, des rêves violens et magnifiques subitement flétris par la contrainte d’un métier machinal, l’habitude de souffrir et de haïr, la nécessité de cacher sa haine et