pourrait être tenté de croire que les appréhensions relatives au conflit anglo-russe, si vives il y a deux semaines, se sont affaiblies, ou du moins n’ont pas augmenté d’intensité. Il n’en est pas ainsi cependant, et plus le mois s’est avancé, plus l’impression s’est généralisée dans les cercles politiques et financiers que la guerre ne pourrait être évitée.
Bien que sincèrement animés de dispositions conciliantes, M. Gladstone à Londres et M. de Giers à Saint-Pétersbourg n’ont pu parvenir à se rencontrer sur un terrain où la conciliation fût vraiment possible. L’ancienne question de la délimitation de la frontière a été reléguée au second plan par celle de l’enquête sur le combat de Penjdeh, qui mettait en jeu des deux côtés l’amour-propre national. Le gouvernement russe a refusé catégoriquement de laisser s’ouvrir la discussion sur la conduite de son général, et M. Gladstone a cru devoir, à l’occasion de la demande des crédits au parlement anglais, livrer à l’appréciation du monde civilisé le point le plus délicat du litige avec la Russie.
Le discours de M. Gladstone et le vote par acclamation du crédit de 11 millions de livres sterling ont détruit à peu près entièrement ce qui restait de chances d’une solution pacifique. Au dernier moment, le bruit s’est répandu d’une nouvelle rencontre entre les Afghans et les Russes, et de l’occupation de Merushak (au sud de Penjdeh) par ceux-ci. Cette information a été confirmée devant la chambre des communes par un membre du cabinet anglais. Il semble donc que la question de paix ou de guerre soit dès maintenant résolue dans le sens le plus fâcheux pour la cause de la civilisation.
Les optimistes avaient fondé de sérieuses espérances, en cas de rupture imminente entre l’Angleterre et la Russie, sur la médiation de l’Allemagne. On se plaisait à déclarer que l’empereur Guillaume interviendrait au moment opportun, ne voulant pas laisser attrister ses derniers jours par un conflit sanglant entre deux grandes nations européennes. Sur cette assurance, la spéculation a relevé un moment les Consolidés à 96, le 5 pour 100 russe à 89, le 3 pour 100 à 78.80, le 4 1/2 à 108.50; l’Italien et le Hongrois avaient eu leur bonne part de cette reprise, que l’on se flattait de maintenir jusqu’à la liquidation.
Mais l’illusion a été de courte durée. Les journaux allemands ont fait entendre que l’Allemagne n’avait aucun désir de s’entremettre dans la querelle anglo-russe, soit qu’il entrât dans les plans du grand chancelier de laisser les choses s’aggraver jusqu’à la guerre effective, soit que le tsar, dans l’entrevue de Skierniewicze, eût réservé sa liberté entière d’action dans l’Asie centrale.
Le médiateur espéré se dérobant, les marchés financiers sont retombés dans le désarroi, d’où quelques efforts énergiques avaient été