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dans son histoire d’élémens d’intérêt romanesque. Et pareillement j’ignore ou je veux ignorer si nous sommes les maîtres ou les esclaves de nos passions ; mais, ce que je sais bien, c’est ce que la conviction qu’il est lui-même l’artisan de ses destinées donne de force dramatique au caractère de M. de Camors. Si la liberté n’était qu’une illusion pure, un rêve, selon le mot célèbre, que nous ferions les yeux ouverts, et si dans cette vie, par des chemins tracés d’avance, nous marchions, tant que nous sommes, à un but fatalement marqué, cependant il faudrait tâcher encore de faire croire le contraire aux poètes, de peur qu’en renonçant à nous peindre ces luttes et ces conflits de l’homme avec la destinée, qui sont l’âme même du drame, ils ne prononcent eux-mêmes la déchéance de leur art, ou sa mort, à vrai dire. Mais si les croyances religieuses, privées un jour de substance et de corps, ne devaient plus être, au regard de l’avenir, que l’expression ou le résumé, comme on l’a dit, de nos besoins supra-sensibles et la catégorie de l’idéal, ce serait les artistes qu’il faudrait charger d’en entretenir le culte et la mémoire ; car, que resterait-il de l’art s’il ne s’y mêlait quelque symbolisme, et s’il ne s’y glissait parfois un peu de mysticité même? Quelque opinion que l’on puisse avoir sur le fond des questions, et sur quelque solution probable que l’on oriente soi-même sa conduite, il faut donc avouer que si l’idéalisme était banni de partout ailleurs, et de la métaphysique même, il devrait demeurer encore le principe même et la fin de l’art.

C’est l’honneur de M. Feuillet que ses romans ne puissent être jugés à-leur vrai prix et mis à leur vraie place qu’autant que l’on remonte jusqu’à ces hautes questions de l’esthétique générale, et je serais heureux, si, comme je le souhaitais, j’avais pu montrer que c’est bien là ce qui jadis en a fait le premier succès, comme c’est aujourd’hui ce qui en fait la durable valeur. En m’y attachant particulièrement, j’ai dû d’ailleurs, comme je tiens à le répéter encore, abréger singulièrement ce qu’en toute autre occasion j’en aurais voulu dire. Il y a des qualités du romancier que je n’ai pas même indiquées. Telle est, entre autres, cette science ou cette expérience du monde et de la vie dont ses romans portent le témoignage et telle cette connaissance de l’éternel féminin, ou telle encore, dans le détail, cette aisance du dialogue, et tel ce don de l’ironie que l’on n’a pas peut-être assez loué. Tout le monde connaît de M. Feuillet des proverbes qui sont dignes de Marivaux; on ne paraît pas en goûter assez des pages qu’eût signées Le Sage. Mais chaque chose vient en son temps, l’auteur de la Veuve et de l’Histoire d’une Parisienne n’a pas dit son dernier mot, et en tout cas il est de ceux dont on peut aisément se promettre de reparler sans avoir à craindre de se répéter.


F. BRUNETIÈRE.