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frappe, et, généralement, pour que nous le sachions, il faut qu’on nous le dise ou qu’on nous le montre. Car comment et pourquoi m’intéresserais-je au cinquième acte de Phèdre si je ne connais pas les quatre autres?

J’emploie cette comparaison à dessein. Toutes ces critiques en effet, et quelques autres encore, se ramènent à une seule que voici * c’est que les romans de M. Feuillet sont des romans tragiques, et la vie, telle que nous avons décrété qu’on la comprendrait à l’avenir, est plate, est vulgaire, est ridicule même, et comique tant que l’on voudra, mais non pas tragique. On me permettra de ne pas m’attarder à démontrer le contraire. Si l’humanité, par bonheur pour elle, ne vit pas dans une atmosphère constamment tragique, la tragédie cependant n’est pas non plus aussi rare dans l’humanité qu’on voudrait parfois nous le faire croire. Il se commet chaque jour des meurtres, et chaque jour notre journal nous est témoin que quelqu’un se suicide. Le suicide et le meurtre sont donc des dénoûmens aussi naturels de la vie que la diphtérie par exemple, ou que la fièvre typhoïde. Mais comme peut-être on pourrait dire qu’ils sont moins fréquens, et qu’il ne semble pas qu’ils tiennent dans la réalité la place qu’ils occupent dans les romans de M. Feuillet, c’est par d’autres raisons que je justifierai la préférence qu’il a toujours donnée, — comme Racine encore, — à ce moyen de dénoûment.

Dirai-je en premier lieu que le suicide a cet avantage d’être la vraie terminaison de ce que l’on appelle communément les situations sans issue? Car c’est alors que l’on pourrait crier à l’artifice et à l’invraisemblance, si le romancier, quand il ne sait plus lui-même par quels moyens dégager son héros des complications où il l’a embarrassé, le frappait subitement d’un coup d’apoplexie. Mais le suicide étant toujours un acte volontaire, et, — quoi qu’en puissent dire ceux qui l’appellent une lâcheté, — la plus haute manifestation de l’humaine volonté, le suicide est dans la logique des situations difficiles, si seulement on a su l’y mettre. Et puis, dirait M. Feuillet, et avec raison, que savez-vous si ce n’est pas justement la tragédie du suicide qui appelle ma curiosité d’artiste sur le roman de ses victimes? Voici par exemple Julia de Trécœur. Est-ce que vous croyez peut-être que le roman de ses amours m’intéresserait un seul instant s’il avait pour conclusion le bonheur bourgeois dans l’inceste? Ou voici M. de Frémeuse. Pouvez-vous supposer que j’eusse eu seulement l’idée de vous raconter son histoire, si le dénoûment en était un solide mariage avec cette jeune femme qu’il avait promis à un ami mourant d’empêcher de se remarier? Mais ce qui m’intéresse d’eux et de leur aventure, précisément, c’est la violence de passion qui les mène l’un et l’autre jusqu’au seuil même du crime. Ou plutôt, c’est le combat que se livrent en eux la passion et le