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lois mêmes de son art, ces raisons sont tirées de la nature des choses; et lui faire un grief du choix de ses personnages, à vrai dire, c’est lui en faire un d’avoir placé trop haut l’idéal de son art, ou mis à trop haut prix la gloire du romancier.

Car tout se tient, et, dans le roman, — de même que dans la tragédie, — le seul choix des personnages exige aussitôt des qualités particulières d’observation, comme des qualités aussi de style qui pourraient bien ne pas être à la portée du premier venu. « La bonne éducation, à l’égard des crimes, dit quelque part Stendhal, est de donner des remords qui, prévus, mettent un poids dans la balance. » C’est fort mal dit, mais très bien pensé. L’éducation, la bonne éducation, nous apprend à nous connaître, ou du moins à nous observer, et, dans les occasions graves, à nous défier d’abord de nos résolutions. D’un homme à l’autre, en effet, ce n’est pas le premier mouvement qui diffère beaucoup, c’est le second ; et ce n’est pas le dernier qui fait la valeur des actes, mais c’est vraiment l’avant-dernier. Il se peut que les considérations de morale ou d’honneur mondain qui n’arrêteront pas les Emma Bovary n’arrêtent pas non plus les Julia de Trécœur; seulement les Julia de Trécœur, qui sont du monde, auront successivement éprouvé tout ce qu’il en coûte à les vaincre, et les Emma Bovary, qui n’en sont point, n’en auront été qu’à peine effleurées. La psychologie des premières sera donc aussi compliquée que la psychologie des secondes est sommaire ; et c’est comme si l’on disait que jusque dans la faute et jusque dans le crime les premières demeureront aussi dignes de pitié, pour ne pas dire de sympathie, mais surtout aussi séduisantes que les secondes le sont peu. C’est ici, pour le dire en passant, ce que les naturalistes appellent « l’immoralité corruptrice » des romans de M. Feuillet. Et en effet, à leurs yeux, les « remords prévus» dont parle Stendhal ne sont pas « un poids dans la balance. » M. de Camors est riche, il est noble, il est aimé ; « ses chevaux, ses équipages, son goût, sa toilette même font loi; » donc il est heureux; et son histoire leur apparaît comme l’apologie du vice triomphant et du crime vainqueur. Sont-ils de bonne foi? Ils oublieraient alors que certaines natures ne vivent pas uniquement de l’opinion des autres, mais un peu de l’estime d’elles-mêmes, et que, dans une âme bien située, le sentiment de l’indignité personnelle est de toutes les tortures la plus poignante et la plus cruelle. Mais leurs personnages n’ont point d’âme, ou, si par hasard ils s’en trouvent avoir une, incapables qu’ils sont, eux, de la pénétrer, ils commencent, pour les peindre, par la leur supprimer.

J’ai déjà fait observer plusieurs fois sur ce point comme le style, ordinairement si net et si ferme, du plus illustre d’entre eux, je veux dire Flaubert, faiblissait dans l’expression des vérités proprement psychologiques