Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 69.djvu/213

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

allait le rejoindre à Bayonne. Parmi les aides-de-camp nouvellement nommés, il y avait un colonel Guy, dont M. Rousset a raconté les mésaventures dans une des pages les plus agréables de son livre. C’était un brave officier, mais il n’avait pas de chance. Il vient trouver Clermont-Tonnerre, lui propose de faire route de compagnie, à frais communs. Clermont accepte ; mais pendant qu’on charge les bagages, l’autre se ravise et dit : « Je vous gênerais sans doute ; si cela vous convenait, nous renoncerions à voyager ensemble. — Soit ; comme il vous plaira. » Le soir, au palais, Clermont rencontre Guy, qui s’excuse de le laisser dans l’embarras. « Point du tout, répondit-il en riant; je suis fort aise. Vous avez la physionomie malheureuse; vous m’auriez fait arriver quelque accident, » Là-dessus, ils se quittent fort bons amis. Guy part, Clermont le suit à douze heures d’intervalle. En arrivant à Fondi, il aperçoit une voiture couchée sur le flanc; c’est la voiture de Guy, dont l’essieu s’est rompu. Il passe, en lui souhaitant bon voyage. Mais le guignon s’en mêlant, le nouvel essieu a été mal remis; au bout de quelques lieues, autre accroc, et voilà encore notre homme par terre. Lorsque l’infortuné atteignit Bayonne, Clermont-Tonnerre avait sur lui trente heures d’avance. Ainsi va la vie. Les Guy sont impatiens, ils partent, brûlent le pavé, leur essieu casse, et ils restent en chemin ; les Clermont-Tonnerre sont moins pressés, ils prennent leur temps et ils arrivent.

L’homme le plus heureux du monde a ses déceptions, ses déconvenues, mais elles tournent à son profit ; c’est à ce signe qu’on reconnaît son étoile. M. de Clermont-Tonnerre avait pris difficilement son parti d’être attaché à la personne du roi Joseph, il aurait voulu rester au service de France. Joseph avait de l’amitié pour lui et poussait la confiance jusqu’à lui déclarer dans ses heures de mélancolie et de dépit que son terrible frère était un profond scélérat, que les Espagnols avaient raison de vouloir le tuer, que sa conduite avec eux avait été infâme, que les prétendus grands hommes étaient le fléau des peuples, qu’au surplus ce foudre de guerre n’avait que la bravoure de la lunette, que Joseph avait celle de l’épée et du poignard. Malheureusement les affections de Joseph étaient tièdes. Il ne fit rien pour son aide-de-camp, qui finit par se piquer et le pria en 1811 d’agréer sa démission. Ce colonel mis à pied passa dans la retraite les dernières années de l’empire; il lui en coûta beaucoup. « Chaque fois qu’arrivait le bruit de plus en plus lointain d’une bataille, sa fibre militaire tressaillait et le cœur lui battait violemment dans la poitrine. » Mais quand l’empire croula, il se trouvait libre de tout engagement, libre d’obéir à ses penchans naturels, et il en résulta qu’à trente-cinq ans, il était pair de France et maréchal de camp, à la tête de la brigade des grenadiers à cheval. Sept ans après, il devenait ministre de la marine, puis ministre