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M. de Clermont-Tonnerre avait eu, lui aussi, ses doutes, ses hésitations, ses crises de conscience ; mais il avait l’âme trop haute pour n’écouter que son intérêt et il se défiait des oracles équivoques et captieux. Comme le comte de Sainte-Aulaire, et malgré ses opinions royalistes, il était entré à l’École polytechnique, à laquelle il se présenta en 1799, peu de jours après le 18 brumaire. De très bonne heure, il s’était senti du goût pour le métier des armes ; les sévérités de sa première éducation l’y avaient préparé de loin. On lui avait appris, dès sa plus tendre enfance, à coucher sur la dure, à braver les intempéries, à travailler sans feu l’hiver, à manger de tout, à ne jamais se plaindre et à n’avoir peur de rien. À la passion du métier se joignait l’impérieux désir de servir son pays, car ce monarchiste aimait la France, et il ne fut jamais du parti des boudeurs.

Cependant il lui fallait un singulier courage d’esprit pour oser concevoir et exécuter son projet. Le vicomte, son père, qui commandait le Royal-Guyenne, avait émigré le 1er janvier 1792. « Quoi ! s’écrie M. Rousset, le fils d’un colonel de l’armée de Condé servir sous les couleurs de la révolution, sous le drapeau de la république ! Il y avait là de quoi ruiner toutes ses relations, le faire répudier comme un renégat. » Il prit ses précautions, il attendit, pour se présenter à l’école, d’avoir atteint l’extrême limite d’âge, afin de n’être point exposé à porter les armes contre son père et contre son roi. L’armée de Condé n’existait plus, il pouvait s’abandonner à ses goûts, aux inspirations de son patriotisme et de sa fierté, qui lui commandait, selon ses propres expressions, « de ne pas laisser déchoir le nom dont il avait le poids à soutenir. » Pour mettre sa conscience en paix, il imagina de faire consulter par un tiers le prince que les royalistes, depuis quatre ans déjà, nommaient le roi Louis XVIII. Le comte de Provence fut indulgent et daigna approuver sa résolution ; mais tout son monde s’en indigna, se déchaîna contre lui. Rien des années plus tard, M. de Semonville lui disait un jour : « Mon ami, ne vous brouillez jamais avec la bonne compagnie ; c’est une chose qu’on ne pardonne pas en France. » Il est pourtant des cas où il faut savoir se brouiller avec la bonne compagnie : elle est souverain juge en fait de bienséances, mais les bienséances ne sont pas tout dans la vie, et d’ailleurs on conquiert souvent son estime en sachant combattre ses préjugés, braver ses rancunes et mépriser ses mépris.

M. de Clermont-Tonnerre n’a pas été seulement un honnête homme, en définitive, il fut un homme heureux. Quoiqu’il eût peu de goût pour les tracasseries et l’intrigue, son mérite s’imposait, et il prouva aux intrigans que les sages et les modestes font quelquefois leur chemin. Il s’était distingué au siège de Gaëte. À quelque temps de là, le roi Joseph le fit passer dans son état-major ; vingt-quatre heures plus tard, le roi de Naples était devenu roi d’Espagne, et Clermont-Tonnerre