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force à notre admiration. On sait aussi quel heureux parti il a toujours tiré des documens inédits que sa sagacité de chasseur lui fait découvrir; si abondans qu’ils soient, M. Rousset ne s’est jamais noyé, il ne se noiera jamais. La nouvelle biographie qu’il vient de publier est un modèle de goût et de discrétion[1]. En racontant la vie du marquis, depuis duc, de Clermont-Tonnerre, qui fut sous la restauration un excellent ministre de la guerre, mais qui, en politique, n’a joué que les seconds rôles, il a su nous intéresser à son personnage sans battre le tambour ni sonner la trompette autour de cette pure et modeste renommée. Heureux les peuples qui auraient à leur disposition, sinon pour régler leurs destinées, du moins pour administrer leurs affaires courantes, beaucoup d’hommes de second plan tels que le marquis Aimé-Marie-Gaspard de Clermont-Tonnerre ! Le génie fait payer quelquefois très cher les services qu’il rend ; les hommes de devoir et de conscience se donnent à ce qu’ils font, et ils aiment à se donner. C’est une grâce d’état.

M. Rousset a peint, dans le marquis de Clermont-Tonnerre, un type de parfait honnête homme. Né le 27 novembre 1779, mort à quatre-vingt-cinq ans, le 8 janvier 1865, après avoir traversé la révolution, la terreur, le directoire, l’empire, la restauration, la monarchie de juillet, il avait vu un second empire remplacer une seconde république. Quoiqu’il eût servi son pays sous deux gouvernemens, il pouvait se vanter de n’avoir jamais trahi la confiance de personne ni manqué à sa parole, ni sacrifié à ses légitimes ambitions le souci de sa dignité ou l’intégrité de son caractère. Il n’y avait jamais eu dans sa vie rien d’équivoque, aucune de ces actions douteuses qu’il faut expliquer non pas une fois, mais cent fois, car l’homme qui se croit tenu de s’expliquer n’en a jamais fini, c’est toujours à recommencer. Il disait dans sa vieillesse : « La plus grande de toutes les difficultés n’est pas de faire son devoir, c’est de le connaître. J’ai toujours voulu faire mon devoir, je crois l’avoir connu ; si je me suis trompé, la bonne foi est mon excuse. » Sa conscience pouvait être tranquille, il ne s’était point trompé et n’avait d’excuses à faire à personne.

C’est surtout dans les temps de révolutions qu’il est difficile de connaître, de découvrir son devoir. Nous lisons dans les très intéressans et très curieux Mémoires de M. de Vitrolles, récemment publiés par les soins de M. Forgues[2], que quand cet homme de beaucoup d’esprit, qui ressemblait peu au marquis de Clermont-Tonnerre, fut dépêché à Toulouse, après le retour de l’île d’Elbe, pour y organiser

  1. Un Ministre de la restauration, le marquis de Clermont-Tonnerre, par Camille Rousset, de l’Académie française; Plon, 1885.
  2. Mémoires et Relations politiques du baron de Vitrolles, publiés, selon le vœu de l’auteur, par Eugène Forgues, 3 vol. in-8o; Charpentier, 1884.