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tout est beau chez les modernes, même M. Crémieux; quant à les classer par ordre de mérite, ce serait un jeu puéril, y fussé-je propre: notre école a pour trait caractéristique une diversité de tendances qui ne permet pas les comparaisons. — Dire d’un seul tableau qu’il est excellent, n’est-ce pas déjà chagriner un peu tous les autres? Pourtant, je dois me faire l’interprète du cri public, tel qu’on l’entend là chaque jour devant le portrait de Guizot, par M. Baudry. « C’est le Bertin ! » dit-on de toute part. Oui, c’est l’œuvre culminante, comme le journaliste d’Ingres l’était il y a deux ans, l’œuvre type et parfaite, parce que, comme le Bertin, elle ramasse en quelques traits toute une vie et toute une histoire. M. Guizot n’est plus ce lutteur que Delaroche nous montrait à la tribune, roidi dans son idée, affrontant son adversaire. Il est vieux, il s’est assis, il s’est déraidi pour parler à ses petits-enfans. Son regard apaisé porte par-delà les affaires humaines, et interroge la charte divine; l’homme d’état écrit à ce bureau les Méditations sur l’Évangile. Rien que de noble, de simple et de clair sur cette toile, comme dans l’âme qu’elle emprisonne; les fonds sont lumineux, comme l’éternité où cette âme regarde et tend. Cependant la volonté qui habitait chacun des replis de la face n’a pas fléchi; elle est tout entière dans les sourcils, dans la bouche, surtout dans cette main, incrustée sur le genou comme une serre d’aigle. Un personnage de Tolstoï, introduit chez un puissant ministre, regarde d’abord les mains de son hôte : « On regarde toujours les mains de l’homme qui tient le pouvoir, » dit le psychologue. M. Baudry le sait bien; il a longtemps étudié cette main, qui fut assez forte pour saisir la France, pas assez pour garder sa proie. C’est grand honneur, pour notre temps, d’avoir réuni l’homme qui a pu inspirer une œuvre pareille, et celui qui a pu l’exécuter.

Je vais encore manquer à la règle que je m’étais prescrite et indiquer mon goût particulier pour trois portraits de femmes, d’une facture bien différente ; celui de Mme la marquise de l’A..., par M. Hébert, ceux de Mme la princesse de B... et de Mlle de C..., par M. Dubois. Je ferai une dernière exception pour l’envoi de Mlle Jacquemart; ce peintre n’est pas tout à fait un vivant, puisqu’on assure, et c’est grand dommage, que son œuvre est à jamais achevé. On n’avait pas revu depuis longtemps les portraits du maréchal Canrobert, de MM. Dufaure et Duruy; ils sont restés à la hauteur de leur réputation, l’assentiment public leur rend une justice définitive. Et maintenant, comme je ne puis réimprimer ici le catalogue, il faut se borner à remercier tous nos contemporains des plaisirs inégaux et variés qu’ils nous donnent; dans cette vaillante armée, ceux à qui l’âge ou la célébrité ont conféré le plus de chevrons voudront bien se charger de transmettre nos remerciemens à tous les autres;