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ne s’effraie pas d’ailleurs d’être introduit par des maîtres aussi graves : leurs pieds reposent sur deux tableaux où Geffroy a représenté le foyer du Théâtre-Français en 1840 et en 1860, comme pour nous avertir que la Comédie rit sous l’Histoire et qu’elle est la véritable enseigne de ce lieu.

Montons où ces deux sœurs nous appellent. La peinture ne sera qu’un prétexte à cette promenade. Je me récuse pour en parler savamment, je ne possède point un de ces beaux systèmes qui permettent de se tromper avec autorité. Parcourons les salles, sans préjugé ni doctrine, nous arrêtant aux figures qui plaisent, nous amusant à écouter des histoires de revenans. Ce sera grand plaisir si nous rencontrons des chefs-d’œuvre; mais le vrai, l’ineffable et mélancolique plaisir, c’est de s’embarquer pour descendre une fois de plus le cours de ces années qui charrient tant de souvenirs, c’est de saluer les ombres qu’on dépasse, triste flotte noire emportée vers l’oubli. Ainsi, durant de belles nuits, le bateau glisse sur le Nil, entre les vieux temples des deux rives; sur leurs murs, la lune éclaire l’ancien peuple, des foules sculptées et peintes, occupées, suivant la coutume d’Egypte, aux travaux et aux divertissemens de chaque jour ; rois, scribes et laboureurs, on les reconnaît au passage, on les appelle un instant ; la lumière équivoque, l’illusion optique du mouvement inverse, tout prête à ce peuple un simulacre d’existence ; la vie ne nous donne sur lui qu’un avantage, changer et passer.


I.

Ceux qui viendraient ici apprendre l’histoire croiraient de bonne foi que nous avons subi, à la veille de la Révolution, une descente victorieuse des Anglais. Les envahisseurs se sont installés en maîtres sur le panneau d’honneur, dans la salle du XVIIIe siècle. Ne nous en plaignons pas et saluons l’aimable invasion : Reynolds, Gainsborough et Lawrence n’ont amené que des femmes, la fleur de la cour de George III. Ils les ont peintes avec la distinction et la discrétion que Yan Dyck leur avait apprises. Reynolds surtout connaît à merveille ces blondes créatures, nourries de lait et de roses, vêtues de tissus simples et légers. On viendra beaucoup les regarder; nos modistes leur demanderont des patrons de toilettes et des chapeaux surprenans ; nos artistes pourraient leur demander comment une femme veut être peinte, avec respect, pour son chez elle, et non pour la rue ou le théâtre. Je m’arrête de préférence devant cette délicieuse tête de lady E..., esquissée par Lawrence; voilà bien le visage qui inspirait à Edmond About une description si exacte : « Vous diriez-que cette peau fine et transparente n’est qu’un réseau où l’on a enfermé