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objet véritable. Il lui assigne même un objet plus vaste encore que la richesse et le travail, à savoir l’utilité.

Nous verrons ce qu’il en est de l’idée d’utilité substituée à l’idée de richesse, et nous nous demanderons si le travail doit être appelé à la remplacer. Il n’est pas rare que ceux qui intitulent l’économie politique la science du travail et de ses lois, d’une manière assez spécieuse, invoquent l’autorité du principal fondateur de la science économique, du philosophe qui a su la dégager du mélange excessif des considérations de droit naturel et de politique, et rectifier la fausse définition de la richesse, réduite à la terre comme source unique. Tel était, en effet, l’état où la laissait le système des économistes français du XVIIIe siècle ou physiocrates, quels qu’aient été au reste leurs immenses services. Le début du célèbre ouvrage d’Adam Smith semble se prêter à cette illusion, qui doit être dissipée avec d’autant plus de soin que ce beau préambule est la glorification et la mise en relief de l’idée du travail. Assurément on ne louera jamais trop Adam Smith d’avoir imprimé à la science économique un caractère profondément humain, bientôt trop oublié après lui par sa propre école et dans son propre pays. C’était un fait de grande portée que de placer en tête de l’économie politique avec le travail la force éminente qui emploie et dirige toutes les autres, et qui entraîne à sa suite l’industrie et la civilisation. Il y a là un hommage rendu à la puissance initiale de la libre activité humaine, à l’intelligence maîtresse, aux énergies réfléchies qui fondent et organisent la société ; l’humanité est montrée comme le centre et le but de ces efforts, le terme suprême de la lutte entreprise contre la nature; on ne risque plus dès lors, si on reste fidèle à cet esprit, d’oublier le producteur pour le produit. Mais est-ce à dire que ce soit le travail que l’économie politique ait pour « objet? » Je touche ici à un point fondamental et pourtant très fréquemment négligé dans cette question qui n’est pas sans conséquences pratiques et qui a théoriquement une importance capitale. Autre chose est le principe générateur des faits de la science, autre chose l’idée qui la constitue et qui détermine sa nature et son but. On n’a vu aucun géomètre hésiter sur l’objet de sa science et le chercher en dehors de l’idée d’étendue, nul arithméticien ne cherche le sien en dehors de l’idée du nombre, nul moraliste en dehors de l’idée du bien, nul politique en dehors de l’idée de l’état; je n’aperçois aucune raison pour que l’économiste cherche celui de la science à laquelle il s’attache en dehors de l’idée de valeur, vrai signe spécial d’un certain nombre de faits qui ne risquent de se confondre avec aucune autre catégorie, tandis que le travail, principe qui préside à l’origine et au développement des faits économiques,