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discrétions, courût déjà de grands risques. Mais il fallait, en outre, gagner à la cause de Madeleine huit faux témoins, dont un seul, le procureur Pierre Béjart, avait comme parent quelque intérêt à la servir. Pour le coup, cette femme, dont nous aurons plus d’une fois à admirer l’esprit pratique et délié, fit preuve, en cette circonstance, d’une naïveté rare. Il lui était si facile, en effet, sans se mettre en frais d’imagination pour combiner une intrigue aussi pénible que maladroite, de faire ce que ses pareilles font d’instinct en pareil cas ! Puisque dans l’hypothèse elle avait eu l’art de dissimuler sa maternité, il ne lui restait plus, si elle était bonne mère, qu’à mettre son enfant en nourrice loin de Paris, et à la faire élever en secret jusqu’à ce qu’elle pût la reprendre sans danger. Quant à la prétendue complicité des témoins, elle est encore plus invraisemblable. Ils ne sont pas moins de huit, dont trois procureurs, gens avisés, connaissant les lois et peu désireux de se compromettre dans une fraude aussi grave ; les autres ne sauraient être regardés comme de pauvres diables prêts à rendre tous les services pour un peu d’argent : ce sont tous bourgeois de Paris, dont deux maîtres marchands et un sieur de Sainte-Marie. On suppose que, sauf l’oncle Pierre, ils pouvaient n’être pas au courant de la situation et ignorer le véritable nombre des enfans Béjart. Mais outre que l’acte les qualifie « d’amis » de la famille, ces bourgeois notables auraient-ils prêté leur concours à des inconnus assez gueux ? Dans aucun cas ils ne pouvaient ignorer si, oui ou non, Marie Hervé venait d’être mère ; chaque quartier de Paris était alors une sorte de petite ville, où l’on se connaissait, où les gros événemens qui intéressaient une famille ne pouvaient passer inaperçus.

Reste la fausse minorité de Madeleine et de Joseph, origine de tout le système. Elle ne me paraît pas avoir l’importance qu’on lui attribue ; à peine si j’y verrais une fraude préméditée. On remarquera d’abord qu’entre leur âge vrai et celui qu’on leur donne, la différence n’est pas très considérable : un an pour l’un, deux mois pour l’autre. Or il ne faudrait pas croire que l’âge légal de chacun fût, à cette époque, aussi rigoureusement déterminé que de nos jours ; les actes d’état civil n’étaient pas encore dressés, bien s’en faut, avec la précision que la loi devait exiger plus tard ; quelques mois de plus ou de moins, deux ou trois ans même, ne faisaient pas une affaire. Donc, si deux des enfans Béjart se rajeunirent de parti-pris, avec la complicité de leur mère, ils ne firent que profiter d’une latitude autorisée par l’usage ; ils auraient tout aussi bien pu se vieillir de quelques mois. Dans quelle intention, du reste, auraient-ils commis un faux ? Ce ne pouvait être pour sauvegarder leurs intérêts, car, pas plus alors qu’aujourd’hui, les enfans n’étaient obligés d’accepter la succession paternelle et d’en supporter les charges avec leurs biens propres ; ils