Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 68.djvu/961

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

délimitation rationnelle qui permette aux deux puissances de vivre en paix en se respectant, sans se heurter, sans être entraînées dans de perpétuels conflits. Cette délimitation, qui est la vraie solution, qu’une commission était déjà chargée de trouver et de tracer, elle n’a point sans doute cessé d’être utile et réalisable parce qu’il y a eu un accident de guerre sur le Kushk, et elle n’est point au-dessus des efforts d’une diplomatie animée d’intentions conciliantes. Après un premier émoi, quand on verra plus clair, les cabinets de Londres et de Saint-Pétersbourg en reviendront probablement aux moyens diplomatiques, à une négociation qui n’est après tout qu’interrompue.

Que gagneraient en vérité l’Angleterre et la Russie à se jeter dans une guerre sans fin et sans objet précis ? Il y a en présence, dit-on, deux grands orgueils peu disposés à plier, à se céder le pas. Les deux puissances sont également intéressées pour la sécurité de leur domination a garder l’ascendant de la force, à maintenir leur prestige aux yeux des populations asiatiques ; elles peuvent garder ce prestige par leur accord aussi bien que par une guerre où elles commenceraient par risquer beaucoup sans pouvoir se promettre des compensations bien saisissables. Pour l’une et pour l’autre, la victoire n’offrirait selon toute apparence que des profits douteux ; la défaite aurait des conséquences dont les possessions des deux empires se ressentiraient inévitablement. Il y a donc bien des raisons pour que la diplomatie mette son zèle et son autorité à détourner des conflagrations qui ne seraient allumées que par l’orgueil, qui ne répondraient aux intérêts bien entendus d’aucune des deux puissances ; mais il y a surtout cette raison que les commotions de l’extrême Orient ne tarderaient peut-être pas à se communiquer à l’Occident. La guerre une fois déclarée, l’Angleterre ne se bornerait pas à attaquer sa puissante ennemie sur les frontières de l’Afghanistan ; elle chercherait et elle aurait bientôt trouvé les points, vulnérables de la Russie en Europe, dans la Baltique, dans la Mer-Noire, et la Russie de son côté chercherait ses moyens de défense où elle pourrait. La guerre, dans ce cas, resterait-elle circonscrite entre les deux puissances ? C’est possible ; il est malheureusement plus vraisemblable encore qu’elle ne tarderait pas à mettre en jeu les intérêts de bien d’autres états, à envelopper par degrés d’autres puissances, de telle façon que la guerre asiatique deviendrait bientôt presque fatalement la guerre européenne. C’est là le danger, et l’intervention de M. de Bismarck, sur laquelle on compte toujours, ne serait peut-être pas absolument une garantie, d’autant plus que, si M. de Bismarck intervient à un moment choisi par lui, il ne le fera sûrement que dans l’intérêt de sa politique, pour mieux affermir la prépondérance allemande.


CH. DE MAZADE.