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responsables devant le public, ils ne sont responsables que devant le gouvernement, à qui ils ne doivent rien cacher ; s’ils étaient exposés à de perpétuelles indiscrétions, ils ne diraient plus rien. Où était la nécessité de livrer au public les premières dépêches de M. le général Brière de l’Isle exprimant de si vives inquiétudes sur la brigade de Lang-Son, témoignant la simple espérance de pouvoir défendre le Delta et demandant d’un accent ému qu’on lui envoyât « le plus tôt possible de nouveaux renforts ? » Avec un peu plus de patience et de sang-froid, on aurait attendu de nouvelles dépêches, et on aurait su bientôt que si la retraite de Lang-Son restait un fait vrai, certainement malheureux, le danger était moins grand qu’on ne l’avait cru d’abord, que rien n’était sérieusement compromis, qu’il n’y avait eu qu’un accident de guerre ; on se serait donné le temps de tenir tête avec plus de calme et de dignité à des circonstances nouvelles. Par sa singulière précipitation, M. Jules Ferry s’est attiré la mauvaise fortune de périr tout à la fois pour les vérités pénibles, un peu exagérées, qu’il publiait imprudemment à la dernière heure, et pour toutes les vérités qu’il avait dissimulées jusque-là.

D’un seul coup, à cette dernière heure, M. Jules Ferry a payé toutes les fautes de sa politique : c’est la moralité de sa chute ! Ce serait cependant une étrange méprise de ne voir qu’un seul coupable dans les mécomptes infligés depuis quelque temps à la France, et de croire qu’il suffit à une majorité parlementaire d’abandonner brusquement un premier ministre pour se dégager elle-même de toute responsabilité. Après tout, si M. Jules Ferry a si souvent déguisé la vérité et abusé le pays par ses déclarations comme par son silence, il a trouvé dans la chambre des complices pleins de bonne volonté, toujours prêts à l’appuyer de leurs connivences aveugles ou intéressées. Lorsque le chef du dernier cabinet a passé par toutes ces phases que nous avons vues, désavouant M. Bourée, qui parlait en homme sincère et éclairé, refusant après l’affaire de Bac-Lé le renouvellement de la convention de Tien-Tsin, se lançant dans ce qu’il a appelé la guerre des gages, allant à Formose ou à Lang-Son, demandant aux chambres un argent déjà dépensé, offrant en un mot le spectacle de toutes les légèretés et de toutes les incohérences, qui donc l’a soutenu et défendu ? La majorité l’a suivi dans toutes ses évolutions, dans toutes ses contradictions, et lui a voté tous les ordres du jour de confiance qu’il a demandés. Elle l’a approuvé, encouragé dans tout ce qu’il a fait, parce qu’elle voyait en lui un ministre de son choix flattant ses passions, promettant de la servir aux élections. Si la majorité, par un mouvement tardif, a frappé M. Jules Ferry pour la politique qu’il a suivie depuis deux ans, elle s’est condamnée elle-même ; si elle a cru trouver dans un malheureux accident de guerre un prétexte suffisant pour se séparer d’un chef qui pouvait la compromettre, elle n’a certes