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d’Éphèse et de Magnésie ; les rues de Téhéran sont éclairées à la lumière, du gaz ; l’Inde est sillonnée de voies ferrées, et il n’est pas une de ses villes, une de ses populations sur laquelle l’industrie britannique n’ait appliqué sa marque ; le Japon s’est livré tout entier, sans réserve, à la civilisation qui l’a déjà transformé ; l’Empire du Milieu lui-même, « la grande momie chinoise, » comme l’appelait Herder, se dégage lentement de ses bandelettes après tant de siècles écoulés, et malgré ses résistances accepte un à un les produits de la science et de l’industrie européennes : un chemin de fer est concédé à Shanghaï, le télégraphe étend son réseau jusque dans les murs de Pékin, les armes et la flotte de guerre ont été exécutées sur les modèles les plus perfectionnés des arsenaux d’Europe ; des missions chinoises étudient à Paris, Londres et Berlin nos procédés, nos inventions et nos lois.

Seul, par un étrange privilège, un pays situé aux portes de l’Europe, à quarante kilomètres de la côte d’Espagne, le Maroc, est resté impénétrable à la civilisation moderne. Replié sur lui-même, ne demandant rien aux pays qui l’entourent, isolé du reste de l’islam par l’établissement de la France au nord de l’Afrique, protégé jusqu’à ce jour contre toute conquête européenne ou toute influence exclusive par la jalousie rivale des puissances qui le convoitent, le vieil empire du Maghreb est demeuré ce qu’il était il y a cinq cents ans. Aucune invention moderne ne l’a entamé. Il ne possède à l’heure qu’il est ni télégraphes, ni chemins de fer, ni ports, ni routes, ni mines, ni usines, ni armes perfectionnées, ni colons européens. Comme si un arrêt s’était produit pour lui seul dans la marche du temps, le Maroc nous offre exactement le tableau qu’il présentait il y a plusieurs siècles ; et si sa vie morale et intellectuelle a subi la décadence sans retour où la race arabe est entraînée à grands pas, du moins, rien n’est changé à son existence extérieure : ses institutions sont encore celles qui le régissaient sous ses premiers chérifs, ses mœurs, ses traditions, les pratiques de sa vie journalière, ses cérémonies religieuses et militaires, l’aspect de ses villes et de ses habitans n’ont pas varié. Si, par quelqu’un de ces miracles que les Orientaux aiment à se figurer, Ibn Batouta, l’intrépide voyageur marocain du XIVe siècle, revenait aujourd’hui, il ne trouverait certes pas, après cinq cents ans, son pays plus transformé que lorsqu’après vingt-cinq années de voyage en Perse, aux Indes, à Sumatra et en Chine, il rentra dans sa patrie et s’en vint mourir à Fez.

C’est l’impression que je retrouvais en feuilletant une liasse de notes prises, il y a plus d’un an, pendant un séjour de plusieurs mois que je fis au Maroc, comme attaché à la légation de France.