Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 68.djvu/843

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

désagréablement son odorat. Son courage paraissait l’avoir abandonné et en même temps il était constamment préoccupé de savoir ce que les autres pensaient de sa maladie. Ses yeux bleus au regard si pénétrant fouillaient anxieusement les yeux de ses amis, ainsi que ceux de sa mère, jour et nuit assise auprès de lui. L’héroïque petite femme dissimulait de son mieux et demeurait toujours souriante, affectant une bonne humeur et une confiance qui faisaient mal à voir, puis quand elle pouvait s’échapper une minute, elle courait fondre en larmes dans la pièce voisine.

Ainsi, pendant des mois, se prolongea cette cruelle agonie. Bastien n’était plus que l’ombre de lui-même. Le 9 décembre, il resta pendant une bonne partie de la nuit occupé à causer de Damvillers avec sa mère et son frère. Puis, vers quatre heures du matin, il leur dit en les embrassant : « Allons, voici l’heure où les enfans vont se coucher. » Tous trois s’endormirent. Deux heures après, Mme Bastien fut réveillée par Jules, qui demandait à boire. Elle se leva, lui apporta une tasse de tisane et fut effrayée en constatant que le malade tâtonnait pour porter la tasse à ses lèvres. Il ne voyait déjà plus ; mais il parlait encore et plaisantait même sur la difficulté qu’il avait à remuer ses jambes. Peu après, il s’assoupit, et glissant lentement du sommeil dans la mort, il expira le 10 décembre 1884 à six heures du soir.

Je le vis le lendemain, couché sur son lit mortuaire au milieu d’une épaisse jonchée de fleurs. Sa pauvre figure émaciée, avec ces orbites profondément creusées et sans regard, le faisait ressembler à un de ces christs espagnols taillés farouchement dans le bois par Montanez. Le 12 décembre, un long cortège d’amis et d’admirateurs conduisit son cercueil jusqu’à la gare de l’Est, où un fourgon devait remmener dans la Meuse.

Le lendemain dimanche, toute la population de Damvillers attendait à l’entrée du bourg la funèbre voiture qui ramenait Bastien-Lepage au pays natal. Le triste convoi s’avançait lentement sur cette route de Verdun où le peintre aimait à se promener au crépuscule, en causant avec ses amis. Un pâle brouillard noyait ces collines et ces bois dont il avait tant de fois reproduit les contours familiers. Le cortège s’arrêta devant la petite église d’où il avait rêvé de faire descendre son Enterrement de jeune fille. La matinée était pluvieuse. Les couronnes et les gerbes de fleurs, déposées la veille autour du cercueil, s’étaient ravivées et rafraîchies sous la bruine ; lorsqu’on les amoncela sur la terre de la fosse, elles semblèrent s’épanouir une seconde fois et envoyer avec leurs parfums renouvelés un dernier adieu de Paris au peintre des paysans de la Meuse.