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le contentement lui faisait supporter très allègrement des douleurs de reins et des troubles digestifs qui devenaient de plus en plus fréquens. Depuis longtemps, je ne l’avais vu aussi gai et aussi expansif. Cette bonne huitaine de vacances passée à Damvillers fut le pendant de la semaine de voyage en Argonne. Le ciel, maussade et brouillé à chaque instant par de froides giboulées, ne nous permettait que de rares promenades au dehors ; mais, dès le matin, nous montions à l’atelier. Jules donnait congé au petit ramoneur qui lui servait de modèle pour un tableau en train, et, prenant une plaque de cuivre, nous faisait poser pour une gravure à l’eau-forte. Je l’ai en ce moment sous les yeux cette planche, qui a mal mordu. Elle représente un peu en charge toute la maisonnée, y compris le grand-père, faisant cercle autour de notre ami F.., qui, debout et très grave, récite une fable de La Fontaine. Tandis que je la regarde, il me semble encore entendre les joyeux rires qui emplissaient l’atelier et qui alternaient avec le tintement du grésil de mars sur les vitres. Le soir, après le souper, on s’installait autour de la table ronde et on jouait au diable ou au nain jaune : Jules, laissant tomber ses meilleures cartes, s’arrangeait toujours pour faire gagner le grand-père, et quand le vieil octogénaire, tout fier de sa chance, ramassait les enjeux, il lui tapait sur l’épaule en s’écriant avec un joyeux clignement d’yeux : « Hein ! quel veinard ! il nous enfonce tous ! » Et les parties de rire recommençaient de plus belle. On ne remontait se coucher que fort avant dans la nuit, après avoir réveillé le petit domestique Félix, qui s’était assoupi dans la cuisine en copiant au fusain un portrait de Victor Hugo.

Dans les intervalles de soleil, Bastien-Lepage nous faisait visiter « ses champs. » Il avait un amour de paysan pour la terre, et il employait ses gains à arrondir le domaine paternel. Il venait d’acheter un grand verger situé dans les anciens fossés du bourg et ayant appartenu à un prêtre défroqué. Il comptait y construire un chalet où les amis, peintres ou poètes, pourraient venir s’installer et rêver à l’aise aux vacances ; il nous détaillait avec une joie d’enfant ses projets pour l’avenir. — Quand il aurait amassé avec ses portraits une fortune indépendante, il exécuterait à son aise et librement les grands tableaux rustiques qu’il rêvait, et, entre autres, cet Enterrement de jeune fille à la campagne, dont il avait déjà réuni les documens et esquissé les principaux détails.

Nous ne fîmes qu’une longue promenade, et ce fut dans ces bois de Réville, qui forment le fond de son paysage des Blés mûrs. Le temps était resté froid, et il y avait encore des plaques de neige aux revers des collines grises, bien que le soleil brillât par intervalles. A part quelques chatons de saules qui commençaient à