Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 68.djvu/829

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mois elle montre dans sa physionomie les traces de la douleur et de la folie. Elle est tout au bord de l’eau, affaissée contre un saule ; sur ses lèvres, le sourire laissé par la dernière chanson, et dans ses yeux des larmes ! Soutenue par une branche, elle glisse sans s’en douter, et le ruisseau est tout près d’elle, à ses genoux. Dans un instant, elle y aura glissé sans savoir ; — vêtue d’un petit corsage bleu pâle, moitié bleu, moitié verdâtre, d’une jupe blanche à gros plis, — des fleurs plein ses poches, — et, derrière elle, un paysage du bord de l’eau ; — une rive sous des arbres, avec de grandes herbes toutes fleuries, des fleurs de ciguë par milliers, comme des étoiles dans le ciel ; — et, dans le haut du tableau, un talus boisé, et le soleil du soir tout à travers des bouleaux et des noisetiers ; — voilà la mise en scène… »

Ce tableau est demeuré inachevé. L’humidité fleurie du paysage était rendue comme le souhaitait l’artiste, mais le visage et le costume d’Ophélie rappelaient par trop la Jeanne d’Arc. Bastien-Lepage s’en aperçut sans doute, et c’est ce qui lui fit laisser de côté l’œuvre commencée pour revenir à ses paysans. Plus il devenait maître de son pinceau et plus le monde rustique le hantait. Il était resté foncièrement campagnard. Bien qu’il eût maintenant, par intervalles, des raffinemens d’élégance et des poussées de mondanité ; bien qu’il eût échangé le modeste atelier de l’impasse du Maine contre un petit hôtel dans le quartier Monceau, le monde le fatiguait vite, et c’était avec bonheur qu’il reprenait le chemin de son village. Cette absence de six semaines, dont il parle dans sa lettre à son ami Baude, avait été employée à une excursion à Venise et en Suisse. Il revint de son voyage, médiocrement enchanté, et n’en rapporta que quelques études peu importantes. L’Italie et les splendeurs de l’art vénitien l’avaient laissé froid. C’était un milieu aristocratique et mythologique auquel il ne comprenait rien et où il se trouvait dépaysé. Il y avait la nostalgie de ses prairies et de ses forêts meusiennes.

Pendant les rapides séjours qu’il fit à Paris en 1881 et en 1882, l’exécution de nombreux portraits (notamment celui de Mme Juliette Drouet), les corvées obligatoires des visites et des soirées l’accaparaient presque entièrement. Nous ne le voyions qu’en passant. Mais ces succès mondains, et les bruyantes adulations qu’on lui prodiguait maintenant dans les salons parisiens, ne l’avaient pas changé. C’était toujours le loyal et joyeux camarade, fidèle aux anciennes affections, très bon et très simple, s’amusant comme un enfant lorsqu’il se retrouvait dans un cercle d’amis intimes.

Nous étions tous deux membres fondateurs d’un dîner alsacien-lorrain, le Dîner de l’Est, dont les convives se réunissaient en été,