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malgré le courage qu’on a, le vide, cet affreux vide est si grand, qu’on est parfois désespéré… »

« … Heureusement le souvenir reste (lettre à M. Victor Klotz), et quel souvenir ! ., le plus pur qui puisse exister. C’étaient la bonté et l’abnégation personnifiées ; il nous aimait tant ! .. Mais que faire ? Remplir ce vide avec beaucoup d’amour pour ceux qui restent et qui vous sont attachés, avec beaucoup de souvenir pour celui qui n’est plus, et beaucoup de travail pour chasser l’idée fixe… »

Il travaillait en effet et avec acharnement : à Damvillers, à un Job qui est resté inachevé, et à Paris, au grand portrait en pied de lady L.., qui figura au Salon de 1877. Il avait quitté la rue du Cherche-Midi et s’était installé au fond de l’impasse du Maine, où son atelier et son appartement occupaient tout un étage d’un bâtiment situé au bout d’un étroit jardinet négligé, dont un abricotier et des massifs de lilas faisaient les seuls ornemens. Son frère Emile, qui terminait alors ses études d’architecture à l’école, habitait avec lui. L’atelier très vaste, simplement meublé d’un vieux divan, de quelques escabeaux, d’une table couverte de livres et de croquis, n’était décoré que des études du peintre et de quelques lambeaux d’étoffes japonaises. J’y venais à cette époque, tous les matins, pour mon portrait. J’arrivais dès huit heures, et je trouvais Jules levé, les yeux encore gros de sommeil, avalant deux œufs crus « pour se donner du ton, » disait-il. — Il se plaignait déjà de maux d’estomac et suivait un régime. — On fumait une cigarette et on se mettait à la besogne. Il peignait avec une activité fiévreuse et une sûreté de main étonnante. Parfois s’interrompant, il se levait, roulait une cigarette, fouillait des yeux la physionomie de son modèle, puis, après cinq minutes de contemplation silencieuse, il se rasseyait avec une vivacité de singe et recommençait à poser rageusement de petites touches sur la toile. Le portrait ébauché pendant les neiges de janvier fut presque achevé quand l’abricotier commença à se couvrir de fleurs blanches en avril. Aussitôt après l’ouverture du Salon, Bastien plia bagage et s’enfuit à Damvillers pour préparer son grand tableau des Foins, qui l’occupa pendant tout l’été de 1877 et dont il me donnait de temps à autre des nouvelles :

« Juillet. — Je vous parlerai peu de mon travail ; le tableau n’est pas encore assez ébauché dans toutes ses parties. Ce que je puis vous dire maintenant, c’est que je vais me livrer à une débauche de tons perlés : les foins à demi séchés et les foins en fleur, tout cela dans le soleil, ressemblant à une étoffe d’un jaune très pâle et tissée d’argent. Des bouquets d’arbres qui bordent le ruisseau et la prairie feront des taches vigoureuses d’un aspect assez japonais… »

« 15 août. — Vos vers sont bien le tableau que je voudrais