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un moment. Non pas qu’il se sentît fortement attiré vers Rome et les chefs-d’œuvre de l’art italien ; mais il savait par expérience que beaucoup de gens jugent la valeur d’un artiste sur l’étiquette du sac ; Pour les bourgeois de sa province, pour sa famille même, le prix de Rome eût été considéré comme une affirmation officielle de son talent, et il regrettait surtout de ne pouvoir donner cette satisfaction d’amour-propre à ses parens, qui s’étaient imposé tant de privations pour le maintenir à Paris. Après avoir bu cette première coupe amère qui sert à tonifier les caractères les mieux trempés, il se rasséréna lentement. Au lieu de visiter le palais Pitti et le Vatican, il alla revoir tout simplement les champs de blé et d’avoine de Damvillers. Il garda longtemps néanmoins de cet échec immérité un certain ressentiment dont on retrouve la trace dans ce fragment de lettre à un ami :

« J’ai appris mon métier à Paris et je ne veux pas l’oublier ; mais réellement je n’y ai pas appris mon art. L’école est dirigée par des maîtres dont il serait mal à moi de méconnaître les hautes qualités et le dévouaient. Est-ce ma faute cependant si j’ai puisé dans leur atelier les seuls doutes qui m’aient tourmenté ? Quand je suis arrivé à Paris, je ne savais rien de rien, mais je ne soupçonnais pas au moins ce tas de formules dont on vous pervertit… J’ai barbouillé à l’école des esquisses de dieux et de déesses, de Grecs, de Romains que je ne connaissais pas, que je ne comprenais pas et dont je me moquais ; je me répétais que c’était peut-être le grand art, et je me demande quelquefois maintenant s’il ne m’est rien resté de cette éducation… »

Il ne se tint cependant pas pour battu. L’année suivante, en même temps qu’il exposait le portrait de M. Wallon, il concourait de nouveau pour le prix de Rome. Cette fois, c’était moins par goût que pour donner une satisfaction à sa famille et à ses amis. Aussi exécuta-t-il sans conviction ce concours dont le sujet était : Priant suppliant Achille de lui rendre le corps de son fils Hector. Son tableau, d’une facture vigoureuse, ne rend presque rien de la profonde et poignante émotion de cet épisode de l’Iliade. Il n’obtint pas même un second prix, et je crois qu’il s’en consola très vite. Il était absorbé par de plus passionnantes préoccupations, et ses derniers séjours à Damvillers avaient tourné son esprit vers un autre idéal.

Quoi qu’il en dît, ses études à l’école ne lui avaient pas été inutiles. Elles avaient développé en lui le sens critique. Ses répugnances pour l’art factice et conventionnel l’avaient ramené avec plus de force vers l’observation exacte et attentive de la nature. A Paris, il avait appris à comparer et à mieux voir. — Les