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exigeait que le marmot, avant de se coucher, copiât sur le papier un des ustensiles de ménage placés sur la table : la lampe, le broc, l’encrier, etc. Ce fut certainement à cette première éducation de l’œil et de la main que Bastien-Lepage dut cet amour de la sincérité, cette recherche patiente du détail exact qui furent la grande préoccupation de sa vie d’artiste. En poussant son fils à dessiner ainsi chaque jour, le père n’avait pas la moindre idée de faire de lui un peintre. En ce temps-là, et à Damvillers surtout, la peinture n’était pas regardée comme une profession sérieuse. — Le rêve qu’il caressait de compte à demi avec le grand-père, c’était de mettre Jules en état de choisir plus tard une de ces carrières administratives comme les forêts ou les ponts et chaussées, dont l’accès est plus facile à ceux qui possèdent de solides notions de dessin. Aussi, dès qu’il eut onze ans, on songea à lui faire quitter l’école communale et à le placer au collège.

C’était un gros sacrifice, car les ressources de la famille étaient peu considérables, et, dans l’intervalle, un second garçon était né, mais on redoubla d’économie, et en 1859, Jules put entrer comme pensionnaire au collège de Verdun. La classe de dessin fut celle qu’il suivit avec le plus de zèle. Son professeur fut étonné de la justesse du coup d’œil et de la dextérité de main de son nouvel élève. Quand l’enfant revenait à Damvillers, aux vacances, il dessinait partout : sur les livres, sur les murs, sur les portes. Aujourd’hui encore, les palissades des vergers gardent des traces de ces premiers croquis charbonnés à l’aventure. Sa mère conserve précieusement de petits cahiers pleins de dessins où son frère Emile, alors en bas âge, était crayonné dans toutes les poses. La pensée de Jules se traduisait constamment par un dessin. Il s’essayait déjà à traduire à l’aide du crayon certains passages de ses lectures, et sa première composition fut le Sacrifice d’Abraham. Les souvenirs classiques hantaient plus alors son esprit que les scènes rustiques entrevues pendant ses longs vagabondages en plein air.

A cet âge, les milieux dans lesquels nous vivons et que l’accoutumance nous a rendus familiers n’excitent ni notre étonnement ni notre imagination, mais ils entrent dans nos yeux et dans notre mémoire, à notre insu, et s’y gravent profondément. Ce n’est que plus tard, par la comparaison et la réflexion, que nous en sentons le charme puissant et la grâce originale. Pendant ses courses à travers champs, Bastien-Lepage recevait les impressions de la vie campagnarde et se les assimilait inconsciemment, comme une nourriture quotidienne. — Les ramasseurs de fagots cheminant sous bois ; les pêcheurs de grenouilles, trempés jusqu’aux genoux et traversant les prés avec leur attirail de pêche sur l’épaule ; les laveuses tordant