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descendre sur les toits de tuile brune qui encadraient platement le parallélogramme irrégulier de la grande place maussade. — Dans un coin, une massive voiture verte de marchand ambulant sommeillait à côté d’un déballage de faïences étalées à terre, et dont la blancheur vernissée s’allumait parfois au reflet des croisées illuminées de l’auberge voisine. Ma seule distraction consistait à écouter le caquetage des fillettes assises à la porte du ferblantier, ou à suivre les ébats d’un groupe d’enfans de huit à dix ans, jouant à la balle le long du mur de la halle aux grains. Je ne me doutais guère alors qu’au nombre de ces gamins à la blouse déchirée et aux cheveux blonds en broussaille, se trouvait un des maîtres futurs de la peinture contemporaine, et que ce nom de Bastien, jeté chaque soir par des voix enfantines et répété par l’écho de la place solitaire, serait plus tard connu et acclamé en Europe par tous ceux qui s’intéressent à l’art et aux artistes.


I

Jules Bastien-Lepage est né à Damvillers, le 1er novembre 1848, dans une maison qui forme l’un des angles de cette place dont je viens de parler ; — une simple maison de cultivateurs aisés, à la façade jaunâtre et aux volets gris. On pousse la porte d’entrée et on se trouve de plain-pied dans une cuisine, — la vraie cuisine des villages de la Meuse, avec sa haute cheminée surmontée d’ustensiles de ménage, ses rangées de chaudrons de cuivre, sa maie pour le pain et son vaisselier garni de faïences coloriées. — La chambre contiguë sert à la fois de salon, de salle à manger et même au besoin de chambre à coucher ; au-dessus, sont les chambres de réserve, puis de vastes greniers aux charpentes touffues. — C’est dans la salle du rez-de-chaussée, gaiment exposée au midi, que le peintre des Foins et de Jeanne d’Arc a ouvert les yeux.

La famille était composée du père, esprit industrieux, sensé et méthodique ; de la mère, une femme au cœur d’or et au dévoûment infatigable ; et du grand-père Lepage, ancien employé des contributions indirectes, qui s’était retiré près de ses enfans. On vivait en commun du modeste produit des champs que les Bastien faisaient valoir eux-mêmes, et de la petite pension de l’aïeul. A cinq ans, Jules commença à manifester son aptitude pour le dessin, et son père s’empressa de cultiver cette disposition naissante. Il avait lui-même le goût des arts d’imitation, employait ses loisirs à de menus travaux exigeant une certaine habileté manuelle, et y apportait l’exactitude scrupuleuse, la consciencieuse attention qui étaient ses qualités dominantes. Dès cette époque, pendant (les soirées d’hiver, il