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il suit la progression ordinaire de l’andante à l’allegro final, mais cette progression est foudroyante et la strette en question le couronne comme une auréolé d’éclairs.

Rossini disait un jour à Mme Krauss : « Vous chantez avec votre âme, ma fille, et votre âme est belle ! » C’est encore ainsi qu’elle chante et qu’elle joue, la vaillante artiste. Quand elle se livre tout entière, quand elle reprend ce duo qu’on lui redemande chaque soir, quand


la redoutable flamme,
Pour la troisième fois vient repasser sur l’âme,


on songe à ce cri brutal, mais héroïque, qu’une autre Gilda, morte depuis peu, jetait un jour à son partenaire épuisé : Crepiamo, ma cantiamo ! Mme Krauss, qui domine le duo, domine aussi le quatuor du dernier acte : elle pose et soutient avec un art achevé les notes déchirantes qui planent sur la seconde reprise.

On a tout dit de ce quatuor, même du mal. Il reste pourtant la plus belle page de l’ouvrage, une des meilleures du maître. La beauté musicale et la vérité dramatique y sont réunies. M. Verdi a tout concilié : l’idée mélodique, la plénitude de l’harmonie, la pureté du dessin et l’éclat, presque la crudité, de la couleur. Voilà peut-être le seul passage où l’œuvre musicale dépasse l’œuvre littéraire dont elle s’est inspirée. Par l’ensemble, par la tenue générale, par le style, Rigoletto reste bien au-dessous du Roi s’amuse ; mais un instant l’opéra s’élève jusqu’au ; drame et plus haut que lui. C’est que la musique seule peut avoir cette simultanéité d’expressions diverses qui fait la beauté d’un pareil quatuor. Les passions se succèdent forcément dans le drame parlé ; dans le drame chanté, elles éclatent toutes ensemble.

La passion, voilà ce qui sauve Rigoletto. Deux fois elle fait explosion, et c’est assez pour que l’œuvre retrouve un reste de vie. Ce n’est pas assez peut-être pour qu’elle reste à notre répertoire français. Il y a dans Rigoletto trop de vides, trop de trous pour que deux belles pages les comblent tous. L’opéra laisse une impression de maigreur, de pauvreté. Soit pour le regretter dans le passé, soit pour l’espérer dans l’avenir, le type auquel nous nous reportons toujours, c’est l’opéra de Meyerbeer. Il ne nous est pas encore prouvé que l’opéra de Wagner puisse le remplacer. Les Huguenots, le Prophète nous paraissent jusqu’ici plus voisins que Tristan et Yseult, que Lohengrin même ou Tannhäuser, du drame lyrique tel que nous le comprenons.

Sur ce théâtre, dont Meyerbeer est encore pour nous le souverain, des œuvres comme Rigoletto paraissent étriquées et chétives. Un opéra de Meyerbeer, c’est autre chose qu’une suite de duos, de cavatines et de petits chœurs à l’unisson : c’est une époque ou un pays, c’est un