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laissons la cabalette. Laissons également l’air fameux : Caro nome che il mio cor ! Les paroles françaises ajoutent encore à sa sécheresse. Nous parlions de formules à propos de M. Joncières, mais c’est ici qu’elles abondent. Voilà un air tout entier qui n’est qu’une longue formule, un exercice d’écolière, avec grupetti, brisés, et ce trille final, une des légendes de Rigoletto. Mlle Krauss, heureusement, n’en use qu’avec discrétion. Ne cherchez là ni sentiment ni poésie ; c’est de la virtuosité, rien de plus. Gilda ne s’interrompt pas comme Marguerite. Elle ne rêve pas, elle récite, et, quand son amant à peine la quitte, vous ne trouvez sur ses lèvres ni l’émotion d’un adieu, ni la trace d’un baiser.

C’est aux deux derniers actes seulement que se retrouvent les qualités de M. Verdi, celles qu’il eut toujours, et qu’il a encore, mais ennoblies et purifiées : un tempérament dramatique, une touche vigoureuse. Dans ce Rigolettp vieilli, si mauvais par places, il y a deux éclats soudains, comme deux secousses de génie : le duo du troisième acte et le quatuor du quatrième. La grande scène de Rigoletto et des courtisans ne vaut pas ces deux pages-là. La chanson du bouffon, où le rire cache les larmes, n’est que prétentieuse : c’est un δαϰρυόεν γελάσασα (dakruoen gelasasa) de mélodrame. La musique, d’ailleurs, exprime mal l’ironie, et nous ne nous souvenons pas qu’elle l’ait heureusement rendue, même dans le duo de Bertram et d’Alice. Mais comme elle rend ici l’explosion de la haine ! Voyez : nous critiquions M. Verdi, nous signalions dans son œuvre la trivialité, la pauvreté de l’harmonie et de l’orchestre, et tout à coup le souffle passe et nous emporte ! Ce talent inégal a des reprises irrésistibles ; il vous fait presque violence.

L’aveu de Gilda est douloureux, mais tendre. La jeune fille reste aimante même après l’outrage. On sent dans sa voix plus de crainte pour lui que de honte pour elle-même. Malheureusement, la traduction française n’a pas l’harmonie des mots italiens, qui ajoutent encore à la tendresse de la musique :


Mentre pregava Iddio,
Bello e fatale un giovane ! ..


L’interruption désespérée de Rigoletto est admirable. Ce cri sur une seule note est familier à M. Verdi. Il l’a lancé avec le même bonheur dans le dernier acte du Trovatore et dans le troisième acte d’Aïda. Il l’étouffé ici dans un sanglot déchirant. Mais voici Monterone qui marche au supplice ; Rigoletto s’arrête et, presque sans préparation, la strotte éclate, furieuse. Une strette à l’italienne, c’est vrai, mais qu’importe ? La formule disparaît ici, l’idée seule, l’idée géniale rayonne et éblouit. Certes, ce duo est construit selon toutes les règles de la vieille méthode ;