Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 68.djvu/704

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

habitués de la rue Favart ne trouvent plus que rarement à leur théâtre le ton qu’il avait autrefois. Il faut qu’ils en prennent leur parti. L’Opéra-Comique élargit son cadre : les ouvrages qu’il représente maintenant, sont presque des opéras, sinon par la grandeur des proportions, au moins par la forme matérielle, qui n’admet plus le dialogue parlé. Le goût du moment explique un peu cette transformation, et aussi les circonstances. C’est à l’Opéra-Comique, le meilleur aujourd’hui de nos deux théâtres de musique, que reviennent les débris échappés aux naufrages périodiques des théâtres lyrique ou italien. C’est ainsi que l’œuvre de M. Joncières a passé de chez M. Maurel chez M. Carvalho. Ne nous en plaignons pas : l’Opéra-Comique n’a pas été cette fois le refuge des pêcheurs.

Le nom de M. Joncières n’a rien qui puisse effaroucher les musiciens les plus conservateurs. Le Chevalier Jean a réussi surtout par une qualité rare aujourd’hui, la clarté. On ne saurait accuser M. Joncières de tendances wagnériennes. S’il paraît les revendiquer lui-même, la pratique chez lui dément la doctrine. Il se fait plus méchant qu’il n’est, et nous avons avec lui plus de peur que de mal. Qui pourrait, sans le calomnier, lui reprocher l’abandon systématique de ce que les intransigeans de la musique appellent les formules ? M. Joncières est, au contraire, un de ceux qui s’en écartent le moins, qui rompent le moins avec la tradition. Il maintient dans ses partitions la coupe classique des morceaux. A l’index du Chevalier Jean, au lieu d’un simple numérotage de scènes, comme c’est la mode à présent, vous trouverez encore ces mots : duo, trio, sextuor, air. Air surtout, le mot qu’on n’ose plus dire, la chose qu’on ne sait plus faire. Il y a des airs dans le Chevalier Jean. La division des scènes est aussi nette au théâtre qu’à la partition ; elle frappe à l’audition comme à la lecture.

Wagner est, de tous les musiciens, celui dont on sent le moins l’influence dans l’œuvre de M. Joncières. Nous n’irons pas rechercher, dans la marche guerrière du premier acte une réminiscence passagère du Tannhäuser : il s’agit de quelques notes à la fin d’une phrase, et voilà tout. A part cela, le Chevalier Jean n’a rien de Wagner, ni les sonorités instrumentales, ni le récitatif persistant, ni la subordination des voix à l’orchestre. M. Joncières n’est pas de ceux qui, pour éviter la convention du chant, tombent dans cette autre convention qui consiste à ne pas chanter. Au contraire, il chante presque toujours, et ce serait merveille si tous ses chants méritaient également d’être chantés.

Malheureusement, il n’en est pas ainsi. M. Joncières n’échappe pas toujours à la banalité, l’écueil des talens faciles. Les idées qui le sollicitent le trouvent trop accueillant. Au premier acte, notamment, un quatuor et un duo pèchent par le défaut que nous relevons. Ce quatuor commence par une pensée mélancolique, élégamment formulée.