Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 68.djvu/701

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’histoire de la littérature française qu’aussitôt on ne se mette en quête, pour la remplir, d’un homme qui ne soit désigné ni par la nature de ses travaux, ni par celle de ses aptitudes, et quand on l’a trouvé, c’est lui qu’on s’empresse d’y nommer. Il vaque une chaire de littérature française à l’École polytechnique ? On y met l’historien de Florence et de Jérôme Savonarole, M. F.-T. Perrens. Il en vaque une à l’École normale ? On y met un professeur de grec, dont le principal titre est un livre estimé sur la Trière athénienne, M. Cartault. Il en vaque une à la Sorbonne ? On y met un autre professeur de grec, M. Petit de Julleville, auteur d’une Histoire de la Grèce sous la domination romaine. Il en vaque une au Collège de France ? On y met d’abord M. Paul Albert, maitre de conférences de littérature latine à l’École normale, et après M. Paul Albert, on y met M. Deschanel. Comme si l’histoire de la littérature française était une matière dont on pût parler sans étude et sans préparation ! comme s’il suffisait d’en avoir jadis traité dans une classe de rhétorique pour être capable d’en parler du haut d’une chaire de Sorbonne ou du Collège de France ! et comme si Montaigne et Rabelais, Bossuet et Fénelon, Voltaire et Jean-Jacques étaient des hommes de qui l’on pût « causer » au pied levé, je veux dire sans avoir entretenu depuis longues années avec eux un commerce intime et de tous les jours ! Puisse du moins l’exemple de M. Deschanel prouver à ceux qui ne s’en doutent point que l’histoire de notre littérature a besoin, pour être enseignée, d’avoir été d’abord apprise ; — que l’étude en est laborieuse, qu’elle en est surtout longue ; — qu’on n’a point fait les chaires pour les hommes, mais que les hommes devraient être faits pour les chaires ; — et que l’état sans doute n’est point ébranlé pour cela sur ses bases, mais qu’enfin l’enseignement d’une langue ou d’une littérature est en grand danger quand on le confie à des professeurs qui n’auraient guère besoin de moins d’une dizaine d’années pour apprendre eux-mêmes ce qu’en d’autres temps ils auraient dû savoir avant que de monter pour la première fois dans leur chaire.


F. BRUNETIERE.