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maître est ici admirablement caractérisé. Le génie d’Eugène Delacroix vit dans le drame et par le drame. C’est cette puissance intense de pathétique, plus encore que le suprême éclat du coloris, qui met Delacroix au rang des grands maîtres. Ce n’est pas en vain qu’on a fait palpiter la toile de toutes les passions et, de toutes les douleurs humaines.

On conte qu’un artiste célèbre, peintre de grand talent et professeur de grand mérite, a déclaré qu’il bannirait de son atelier ceux de ses élèves qui seraient accusés et convaincus d’être entrés à l’exposition d’Eugène Delacroix. A bien réfléchir, cette menace d’exclusion n’est peut-être point si injustifiable. Quels enseignemens, quelles leçons peuvent tirer de jeunes peintres des tableaux rassemblés à l’École des beaux-arts ? Ils apprendront à construire les figures en dehors de toutes les lois anatomiques, à désarticuler les membres, à sabrer les visages, à faire des mains trop grosses, des bras trop longs, des jambes trop courtes, à placer des yeux de travers, à mettre des épaules de face sur des torses de profil, à tracer des contours sans précision, à indiquer la myologie au hasard, à peindre de pratique, à dédaigner le modèle vivant, à tenir peu de compte des lignes du corps humain. Ils apprendront que l’éclat et l’harmonie du coloris s’obtiennent par l’exaltation des complémentaires et s’obtiennent également par des procédés tout opposés, c’est-à-dire par l’accord des couleurs primaires et de leurs composés. — Il est vrai que les tableaux d’Eugène Delacroix pourraient apprendre aux élèves et même aux maîtres à avoir du génie. Mais cela ne s’apprend pas.


HENRY HOUSSAYE.