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être les relations entre particuliers ? Les meuniers, les boulangers voulaient abandonner leurs moulins ou leurs boutiques. La convention ne le permettait pas ; elle inventa le commerce obligatoire, et de même qu’elle frappait le noble qui fuyait la France pour sauver sa vie, elle frappa le négociant découragé qui renonçait aux affaires pour sauver son modeste bien. Elle frappa même l’ouvrier. Il y eut une proscription nouvelle pour ces émigrés de l’atelier. « Tous les meuniers, de par le décret du 11 septembre 1793, sont mis en réquisition par le ministre de l’intérieur et les administrateurs, pour le service public. Une amende de 3,000 livres par corps est infligée à ceux qui refusent d’obéir à ces réquisitions ou qui abandonnent leur moulin sans avoir prévenu trois mois à l’avance la municipalité du lieu… Les boulangers ne peuvent, sous peine d’une amende de 2,000 livres, quitter l’exercice de leur profession qu’en prévenant la municipalité deux mois à l’avance[1]… » Et, de par le décret du 20 septembre 1703 : « Les municipalités peuvent mettre en réquisition et punir de trois jours de détention les ouvriers, les fabricans et les différentes personnes de travail, qui se refuseraient sans cause légitime à leurs travaux ordinaires[2]. » Voilà la question des grèves nettement résolue par le gouvernement révolutionnaire !

M. André Cochut, dans ses savantes études sur le Pain à Paris, a dit « qu’il ne fallait pas croire que les lois ridicules de l’ancien régime fussent rigoureusement exécutées : elles étaient sans cesse éludées par l’ascendant des gens riches, la vénalité des commis, la subtilité des marchands ou des acheteurs. Les uns passaient à travers les mailles du filet ; les autres y restaient victimes. L’arbitraire et la ruse, en atténuant des lois impossibles, les faisaient vivre… » Ces lignes auraient encore mieux pu s’appliquer aux lois ridicules, aux lois impossibles de la révolution. Il est probable que beaucoup de voleurs s’échappaient à travers les mailles du filet où tant d’honnêtes gens restaient victimes. La fraude devint générale : subitement, la consommation de Paris augmenta d’un tiers ; elle passa de quinze cents à deux mille sacs par jour[3], et les Parisiens n’en mangeaient pas mieux : suivant l’énergique expression de M. Le Play, par cette monstrueuse combinaison de la famine et des livraisons à vil prix, on avait organisé le gaspillage.

  1. Décret du 11 septembre 1793, résumé par M. Le Play.
  2. Décret du 29 septembre 1793, Ibid.
  3. Rapport de M. Boissy d’Anglas affiché dans Paris le 25 ventôse an III.