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ne verra plus de blé noir que le long des bois, où des chasseurs opulens élèvent à grands frais des faisans et laissent pulluler les lapins. Sous l’empire, on avait prêté à un préfet de Bretagne ou d’Auvergne, dans un discours de comice agricole, cette péroraison célèbre : « Éleveurs, souvenez-vous que l’élevage du bétail est une pyramide dont le mouton est la base, et dont le bœuf est le couronnement. Cultivateurs, apprenez à remplacer, dans vos campagnes, le sarrasin par… le blé noir ! » Blé noir ou sarrasin, quel que soit le nom donné à ce triste aliment, les galettes brunes qu’on en faisait jadis deviennent rares, et le pain bis les a remplacées.

Autant le désir de renoncer à la galette de sarrasin est légitime, autant le préjugé qui règne à Paris contre le pain bis, ou plutôt bis-blanc, suivant l’ancien nom, est peu fondé. Mais qu’y faire ? Vers 1863, M. Haussmann fit vendre un pain semblable à celui des hôpitaux : les Parisiens ne firent aucun cas de l’économie qu’on leur offrait ; et le pain de M. Haussmann, — le nom lui fut conservé, — resta dans les boutiques. Il y a un chapitre des Misérables, où Victor Hugo, aussi profond observateur que poète inspiré, nous montre le gamin de Paris Gavroche, achetant du pain pour lui et les deux pauvres petits qu’il a recueillis et qu’il emmène coucher dans l’éléphant de la Bastille. Il n’a qu’un sou, retrouvé après de longues fouilles dans toutes ses poches ; il demande fièrement : — Cinque centimes de pain ; — et, quand la brave boulangère lui offre un gros morceau de pain bis, il le repousse d’un air offensé, et prend un plus petit morceau de pain blanc. C’est là un trait de mœurs du peuple de Paris. Un boulanger nous en citait un autre. Suivant les usages établis, 30 centimes de pain, pris en trois fois, ne pèsent pas plus lourd que 20 centimes du même pain, acheté en une fois. Si l’ouvrier prenait le matin sa provision de la journée, en partant pour son chantier, au lieu de retourner trois fois aux heures de ses repas, chez le boulanger, il ferait une économie de 10 centimes par jour. Mais il n’y songe pas. Il est, paraît-il, de mauvais ton, contraire à l’usage, d’arriver au chantier avec son pain sous le bras. Cela ne se fait pas et prête à rire. Et naturellement le boulanger ne s’applique pas à discréditer cet usage, dont il tire profit. Beaucoup d’ouvriers ne vont même pas à la boulangerie, mais prennent leur repas complet chez le gargotier, qui vend le pain le prix qu’il veut et se moque de la taxe.

Ces habitudes, ces traits de mœurs de la population parisienne prouvent, mieux que tous les raisonnemens, que l’économie qu’on cherche à lui procurer est une économie négligeable et dont elle ne se soucie pas. Il y eut des temps où le pain, relativement à tous les autres objets nécessaires à la vie, représentait une dépense