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s’empresseront bien certainement d’y mettre un terme. » C’est à ce sentiment de réserve, pour ainsi dire internationale, qu’il faut attribuer, et c’est par lui qu’il convient d’expliquer la discrétion du gouvernement français dans les débats que la question d’Alger ne pouvait manquer de soulever dans les chambres.

La combinaison imaginée par Casimir Perier pour le gouvernement d’Alger en partie double ne dura pas dans la pratique beaucoup plus de quatre mois. Le baron Pichon était entré en fonctions le 19 janvier 1832, et, tout de suite, l’antagonisme avait éclaté. Avant l’arrivée de l’intendant civil, le commandant en chef avait fait prendre par le conseil d’administration un arrêté qui fut l’origine du conflit. L’intention qui avait dicté la mesure était en soi excellente. Étonné de la mauvaise installation des troupes, qui n’avaient jamais reçu de fournitures de couchage, le duc de Rovigo, avec la sollicitude d’un bon chef d’armée pour les besoins du soldat, s’était laissé persuader qu’il lui serait facile de procurer un matelas à chaque homme. Alger, lui disait-on, renfermait d’énormes quantités de laine, il n’y avait qu’à commander aux habitans de s’en dessaisir. Un arrêté du 7 janvier leur imposa une contribution de 4,500 quintaux payable soit en nature, soit en argent, à raison de 80 francs le quintal ; c’était donc une valeur de 360,000 francs à prélever, soit 18 francs en moyenne par tête, sur les 20,000 indigènes, musulmans et juifs, qui composaient la population de la ville. La municipalité, chargée de la répartition, s’acquitta de son devoir, ou plutôt y manqua, de la manière la plus inique. Les réclamations furent nombreuses, les rentrées difficiles, et les moyens de coaction déplorables. On était en plein dans le système turc. En fait, les versemens en nature furent à peu près nuls, si bien que pour se procurer la laine nécessaire, il fallut en faire venir de Tunis par l’intermédiaire d’un négociant, M. Lacroutz. L’affaire, connue à Paris, fit sensation. Le ministère, qui avait oublié de pourvoir au couchage des troupes d’Afrique, se hâta de passer un marché d’urgence avec la compagnie Vallée, chargée de l’entreprise des lits militaires, et annula comme inutile la décision prise par le duc de Rovigo. La première fois que l’intendant civil prit séance au conseil d’administration, on lui demanda de signer l’arrêté rendu douze jours avant son arrivée ; il s’y refusa ; quand vint l’ordre d’annulation, il fut le seul qui en réclama l’exécution immédiate ; les désavoués refusaient d’obéir, sous prétexte que le retrait de l’arrêté serait pris comme une marque de faiblesse. Sur une dépêche itérative du ministre, il fallut se soumettre et restituer aux contribuables les sommes qu’ils avaient déjà versées dans la caisse du domaine. Quant à M. Lacroutz, il fit à la compagnie Vallée cession de ses matelas et de ses laines.