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depuis quelque temps, depuis qu’il s’est mis en tête d’avoir une politique coloniale, de conquérir des continens et des îles, il n’a pas toujours trouvé à Londres les facilités qu’il désirait. Il a donné des conseils, il a offert des appuis, à la condition, bien entendu, d’en recevoir le paiement, et il n’a pas été compris ; on a agi comme s’il n’avait rien dit. Il en est résulté qu’il a dû chercher d’autres combinaisons et qu’il s’est accoutumé à traiter lestement les boutiquiers de Londres et de Manchester. Il a réussi, on le voit bien, puisque lord Granville, au lieu de relever le défi hautain du Reichstag, s’est modestement excusé devant les pairs d’Angleterre et a fait récemment son acte de contrition avec une humilité qu’on croyait jusqu’ici peu compatible avec l’orgueil britannique. Le chancelier lui-même d’ailleurs avait envoyé son fils pour faire sa paix, pour commenter son langage. Le jeune comte Herbert de Bismarck, appelé sans doute à servir sous son père au ministère des affaires étrangères, a dû être chargé d’expliquer que rien n’était perdu encore pour quelques paroles vives, que, si l’on voulait laisser à l’Allemagne sa liberté dans la Nouvelle-Guinée, dans les îles du Pacifique ou aux Cameroons, l’Allemagne, à son tour, ne verrait aucune difficulté à servir l’Angleterre dans les questions qui toucheraient celle-ci de plus près, en Égypte ou même dans l’Afghanistan. Le chancelier a déclaré un jour qu’il attachait plus de prix à l’amitié de l’Angleterre qu’à tout ce qui se passait en Égypte : il a dû renouveler récemment cette assurance à Londres. L’Angleterre, à son tour, a pu juger que l’amitié d’un tel homme valait bien qu’on fermât les yeux sur l’occupation de quelques territoires lointains ou qu’on oubliât quelques boutades teutonnes du plus irascible des chanceliers, et la paix a dû être faite : il n’est rien de tel que de s’entendre.

Voilà qui est au mieux ! C’est le système des évolutions intéressées et des alliances alternatives pratiqué par un puissant réaliste de la politique. D’après ces papiers indiscrètement ou naïvement divulgués par le foreign-office, M. de Bismarck aurait prévenu d’avance, il y a plus d’un an, que, si l’Angleterre hésitait à s’entendre avec lui, il chercherait à s’entendre avec la France. Ce jour-là, il dévoilait d’un seul mot tout son secret ; il disait crûment ce qu’il faisait, ce qu’il a fait depuis plus de dix ans en passant selon les circonstances, selon le besoin du moment, d’une alliance à l’autre, sans s’attacher à aucune. Il a été l’allié de l’Autriche et de la Russie simultanément ou séparément, des Turcs comme des Italiens, de la France et de l’Espagne. Il s’est servi de tout le monde avec une impartialité hautaine et narquoise. Il n’a trompé personne, à la vérité, puisqu’il a presque toujours dit ou laissé entrevoir son secret ; il a conduit aussi sa politique de telle façon qu’il y aurait, avouons-le, une singulière ingénuité à garder quelque illusion sur la durée ou la solidité de ses amitiés. M. de Bismarck, en s’éloignant il y a quelque temps de l’Angleterre,