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On voit au total, chez les vignes, que c’est à l’aide de modifications insensibles, en passant par des degrés successifs de diversification, en partant, si l’on veut, de la feuille entière pour aller aboutir à la feuille lobée, puis incisée, que l’espèce s’est dégagée à la longue, tout en demeurant elle-même plus ou moins variable et disposée à produire des races flottantes, faciles à s’allier entre elles par le métissage. C’est ainsi que les vignes de l’ancien monde et du nouveau rapprochées ont engendré promptement des races mêlées, que l’on s’efforce d’utiliser depuis plusieurs années en vue de la culture et sans avoir atteint, il est vrai, à des résultats décisifs, tellement il s’agit de formes étroitement enchaînées.

Il est maintenant possible, si l’on condense les traits épars de notre exposé, de saisir la notion de l’espèce végétale et le sens vrai des procédés d’où elle est sortie. C’est uniquement à l’aide du temps et à la faveur de dédoublemens successifs que les races locales, d’abord flottantes, sont parvenues à établir et à consolider les nuances qui les distinguent, de manière à les transmettre héréditairement. Là se trouve la raison d’être des caractères spécifiques, voués à une stabilité au moins relative, ou même destinés à ne plus changer, à moins que l’influence d’un nouveau milieu ou de conditions biologiques différentes ne provoquent des changemens ultérieurs et que ces changemens ne parviennent à leur tour à se consolider et à se transmettre.

Tout dépend ainsi du degré de plasticité que conserve le type végétal sur lequel s’exerce l’influence venue de l’extérieur. Il est des types définitivement arrêtés et rigoureusement adaptés que les circonstances pourront bien éliminer ou seulement reléguer dans une aire d’habitation de plus en plus restreinte, mais qui, en revanche, ne sauraient jamais se plier à des modifications tant soit peu sensibles. Il en est d’autres qui restent au contraire susceptibles de varier dans une mesure plus ou moins large et à engendrer par cela même, à l’aide du temps, à l’aide surtout de l’action prolongée des phénomènes qui ont provoqué ces variations, de nouvelles espèces. Les végétaux, comme on se plaît parfois à le supposer, en attribuant une idée fausse aux adeptes du transformisme, n’ont jamais changé sans raison déterminante ni sans trêve et tous à la fois. Lorsqu’ils ont changé, c’est dans une mesure essentiellement inégale, sous l’impulsion des circonstances avec lesquelles ils étaient aux prises et selon les tendances inhérentes à chacun d’eux, tendances aussi variées que les combinaisons du plan et de la trame organiques sont elles-mêmes multipliées et extensibles.


G. de Saporta.