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Laissons de côté la protection des faibles. Si par là on entend la réglementation du travail des enfans dans les manufactures, tout le monde est d’accord. On pourrait également discuter la réglementation de celui des femmes, et même la limitation des heures de travail, double mesure qui a été adoptée dans les pays d’Europe les plus infectés de libéralisme, bien que ce soit là une question singulièrement épineuse. Mais allons droit à ce qui est nouveau dans le programme, à cette conception d’une législation sociale internationale limitant le commerce et la spéculation sous l’inspiration de l’église. A-t-on bien réfléchi à ce programme et à toutes les mesures qu’il comporte ? Limiter la spéculation et le commerce, cela est bientôt dit. Mais la spéculation est la vie même du commerce et de l’industrie. Tout commerçant est nécessairement un spéculateur qui cherche à acheter bon marché pour revendre cher, et qui s’appauvrit ou qui s’enrichit suivant qu’il se trompe ou non dans ses prévisions. S’il se sert de moyens déshonnêtes, le droit commun suffit pour le punir, et il n’y a pas besoin pour cela qu’un concile commercial édicté de nouveaux canons. Et quant à limiter la concurrence, qu’est-ce qu’on entend par là ? Viendra-t-on dire à tel ou tel producteur : Vous ne livrerez pas par année à la consommation plus d’une certaine quantité de produits ; ou bien : Vous n’abaisserez pas vos prix de vente au-dessous d’une certaine limite. Qui l’osera ? Mais, dira-t-on, c’est précisément ce que font les industriels eux-mêmes quand ils constituent un syndicat pour maintenir les prix ou limiter la production. Sans doute ils le font, et cela montre, soit dit en passant, que la comparaison rebattue de la liberté guérissant, comme la lance d’Achille, les maux qu’elle fait n’est déjà point tant inexacte. Mais ils le font volontairement et surtout en connaissance de cause, tandis que, dans ce nouveau plan de législation sociale, on voudrait le leur imposer. Or quelle est l’autorité infaillible qui viendra substituer ainsi son appréciation à celle de l’intérêt privé ? Qui mesurera les besoins de la consommation, les ressources de la production, et qui saura maintenir un équilibre constant entre la demande et l’offre ? Sera-ce l’état ? Mais, en pareille matière, l’état n’est-il pas le plus faillible de tous les administrateurs ? Sera-ce donc l’église ? Je ne pense pas qu’on veuille la faire descendre à ce rôle de régulatrice du marché, ni qu’après avoir protesté en termes éloquens contre le socialisme d’état, on veuille faire à la place, ce qui serait plus dangereux encore, du socialisme d’église. Mais alors que veut-on dire ? Pourquoi chercher à compromettre l’église dans des questions dont elle n’a point à connaître ? Sa sublime mission est de prêcher aux uns la résignation, aux autres la charité, à tous le respect de la loi morale, dont la doctrine évangélique est la plus haute