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la faculté de s’organiser en dehors des patrons, et aux patrons celle de s’organiser en dehors des ouvriers, c’est tout simplement l’état de guerre que vous créez. Les syndicats d’ouvriers, d’une part, les syndicats de patrons, de l’autre, seront deux armées rangées en bataille qui auront la préoccupation constante de se détruire l’une l’autre. Entre ces deux armées il pourra y avoir trêve, il n’y aura jamais une paix durable. Au lieu de chercher fraternellement ensemble la solution des questions qui les divisent, elles consacreront à préparer sourdement la lutte tout le temps qu’elles n’emploieront pas à la soutenir ouvertement. En un mot, le monde du travail demeurera perpétuellement divisé en deux camps ennemis, et la loi sur les syndicats professionnels ne fait qu’une seule chose, c’est de leur fournir des armes. »

Certes l’objection est forte, et s’il me fallait justifier les espérances qu’a fait concevoir à certains esprits la liberté des syndicats professionnels, je ne laisserais pas de me sentir assez embarrassé. Ces syndicats existaient en fait bien avant la promulgation de la loi qui a reconnu leur existence. Ils comptaient cependant moins d’adhérens qu’on ne pouvait le croire et les dépositions produites devant la fameuse commission des quarante-quatre ont démontré que, dans presque tous les corps d’état, c’était la minorité des ouvriers qui était affiliée au syndicat. Désormais, ces syndicats vivront d’une vie légale au lieu de vivre d’une vie précaire et de tolérance. Ils pourront même posséder, ester en justice et s’entendre sur leurs intérêts plus ou moins communs avec les autres syndicats. J’en prends mon parti, trouvant que, sur beaucoup de points, les revendications des ouvriers étaient légitimes et qu’il n’était guère possible de marchander la liberté qu’on leur donnait. Je ne regrette qu’une chose, c’est que cette législation nouvelle constitue un privilège, au lieu d’être le droit commun de tous les Français. Mais je ne distingue pas très bien le progrès qu’amènera la reconnaissance légale d’un état de choses préexistant, et, en revanche, j’aperçois beaucoup plus nettement les dangers qui pourraient naître de l’influence prépondérante des syndicats, si ceux-ci s’avisaient, comme ils l’ont déjà fait trop souvent, de gouverner tyranniquement les intérêts de la corporation et d’imposer la grève à une foule de pauvres diables qui aimeraient mieux gagner tranquillement leur pain ? En un mot, le syndicat est un instrument qui vaudra ce que vaudront les mains qui le manieront, et si les membres de l’Œuvre des cercles se bornaient à prémunir les ouvriers contre les blessures que cet instrument peut leur faire à eux-mêmes, ils ne feraient point œuvre inutile. Mais leur ambition est plus haute, car à cet instrument grossier ils se croient en mesure de substituer un mécanisme perfectionné et bien supérieur.

Suivant le système que j’expose, la corporation industrielle devrait