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certains côtés très réels, des corporations. Sans doute, les règlemens intérieurs de ces corporations contenaient sur les rapports de maîtres à valets un grand nombre de dispositions équitables et protectrices. On y retrouvait l’influence bienfaisante de l’idée religieuse, et ces règlemens constituaient un heureux privilège dans un temps où le droit des faibles trouvait peu de défenseurs. Mais l’esprit même de l’institution était, il faut le reconnaître, dirigé contre les ouvriers, que les maîtres s’efforçaient, par tous les moyens en leur pouvoir, d’éloigner de la maîtrise. De là la limitation du nombre des apprentis et la longue durée de l’apprentissage, qui favorisaient sans doute l’habileté professionnelle, mais qui maintenaient aussi dans une longue dépendance le futur valet, obligé dans certaines corporations de travailler huit ou dix ans sans obtenir un salaire rémunérateur. De là le chef-d’œuvre et ses exigences souvent bizarres, injustes, inacceptables, qui donnaient lieu à maintes contestations. Encore y avait-il certaines corporations où la maîtrise était fermée, et ceux-là seuls pouvaient y prétendre qui étaient fils de maîtres. Barrer devant l’ouvrier la route de la maîtrise, ou du moins la parsemer d’obstacles, telle était la principale préoccupation des maîtres et la conséquence inévitable de leur monopole. Ce trait n’est-il pas dans la nature humaine de tous les temps, et quel est aujourd’hui le patron qui, s’il le pouvait, se ferait scrupule d’empêcher un de ses commis d’ouvrir face à face une boutique rivale ?

Aussi qu’arriva-t-il ? C’est qu’en opposition avec la corporation, c’est-à-dire en réalité l’association des maîtres, on vit se développer peu à peu le compagnonnage, c’est-à-dire l’association des ouvriers. Le compagnonnage est la protestation du travail asservi contre le travail privilégié. Déjà il présente le caractère des sociétés secrètes de nos jours : l’initiation mystérieuse, les pratiques occultes, les signes de reconnaissance, et ce qui est plus fâcheux, les violences exercées contre ceux qui n’en faisaient point partie. Néanmoins, et malgré tous ces inconvéniens, l’institution du compagnonnage fut aussi un bienfait pour l’ouvrier. Par la pratique du tour de France et par l’institution de la mère, qui lui offrait dans toutes les grandes villes un gîte assuré, elle contribua à son émancipation en lui permettant d’aller chercher du travail là où le salaire était plus rémunérateur et de se soustraire ainsi à la loi du maître lorsqu’elle devenait trop dure. Ce serait en effet une grande erreur de croire que la coalition et la grève fussent inconnues sous le régime de l’ancienne organisation du travail. Les noms étaient différens, mais la chose existait. On en trouve la trace dans les anciennes coutumes, entre autres celle du Beauvoisis (citée par M. Fagniez dans