Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 68.djvu/303

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sous les yeux. Il y a, en tout cas, un témoin dont on n’attaquera pas le caractère, car il n’était ni un homme d’opposition, ni un homme de lettres, mais au contraire un des serviteurs les plus fidèles, un des esprits les plus mesurés et les plus droits de l’ancienne monarchie, je veux parler de Vauban. Or, voici comment Vauban décrit la condition des paysans au milieu desquels il vivait, non point dans un pamphlet, ni dans un morceau à effet, mais dans une Description géographique de l’élection de Vézelay, avec le dénombrement des peuples, fonds de terre, bois et bestiaux :

« Le pays est en général mauvais, bien qu’il y ait de toutes choses un peu ; l’air y est bon et sain, les eaux partout bonnes à boire. Les hommes y viennent grands et assez bien faits et assez bons hommes de guerre quand ils sont une fois dépaysés ; mais les terres y sont assez mal cultivées, les habitans lâches et paresseux jusqu’à ne pas se donner la peine d’ôter une pierre de leurs héritages, dans lesquels la plupart laissent gagner les ronces et les méchans arbustes. Ils sont d’ailleurs sans industrie, art, ni manufacture aucune qui puissent remplir les vides de leur vie et gagner quelque chose pour les aider à subsister, ce qui provient assurément de la mauvaise nourriture qu’ils prennent ; car tout ce qui s’appelle bas peuple ne vit que de pain d’orge et d’avoine mêlés, dont ils n’ôtent pas même le son, ce qui fait qu’il y a tel pain qu’on peut lever par les pailles d’avoine dont il est mêlé. Ils se nourrissent encore de mauvais fruits, la plupart sauvages, et de quelque peu d’herbes potagères de leurs jardins, cuites à l’eau, avec un peu d’huile de noix ou de navette. Il n’y a que les plus aisés qui mangent du pain de seigle mélangé d’orge et de froment. Le commun du peuple boit rarement du vin, ne mange pas trois fois de la viande en un an et use peu de sel. Il ne faut donc pas s’étonner que des peuples si mal nourris ont si peu de force, à quoi il faut ajouter que ce qu’ils souffrent de la nudité y ajoute beaucoup, les trois quarts n’étant vêtus, hiver comme été, que de toile à demi pourrie et déchirée et chaussés de sabots, dans lesquels ils ont les pieds nus toute l’année. Voilà le caractère du bas peuple. »

Certes, dans cette description du paysan lâche, paresseux au point de ne pas arracher les ronces de son champ, affaibli par la mauvaise nourriture, et souffrant de la nudité, il est difficile de reconnaître les traits de l’habitant actuel même des contrées les plus pauvres de la France, et il faudrait avoir l’esprit bien prévenu pour méconnaître l’amélioration que deux siècles d’histoire ont amenée dans sa condition. Mais si le témoignage de Vauban lui-même paraissait suspect, il en est un du moins qu’on ne récusera pas, c’est celui de la correspondance des intendans avec les